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Zombi Child: Bonello défricheur

Mis à jour le 24 novembre, 2019

Haïti, 1962. Un homme est ramené d’entre les morts pour être envoyé de force dans l’enfer des plantations de canne à sucre. 55 ans plus tard, au prestigieux pensionnat de la Légion d’honneur à Paris, une adolescente haïtienne confie à ses nouvelles amies le secret qui hante sa famille. Elle est loin de se douter que ces mystères vont persuader l’une d’entre elles, en proie à un chagrin d’amour, à commettre l’irréparable.

Un pari risqué

Le pari tenté par Bonello avec Zombi Child est assurément des plus risqués. Il l’assume pleinement, puisqu’il est lui même producteur du film, et opte pour une orthographe de Zombi sans e, qui donne le ton. Le tournage à Haiti, le choix d’un sujet hors sentier battu, l’absence d’acteurs de renoms, le budget relativement faible du film constituent des éléments risqués dans une industrie qui ne fait pas beaucoup de cadeaux, qui imposent ses dictats, et attend des réalisateurs à succès qu’ils génèrent précisément d’autres succès. La recette des producteurs la plus commune est l’imitation, celle d’un succès précédent, celle d’un genre. Bonello, a contrario, choisit de s’écarter de ses dernières réalisations, pour poursuivre une réflexion autour des frontières de la société, entamée très tôt dans sa filmographie, pour défricher des horizons généralement laissés pour compte. Haiti l’a intrigué, sa culture l’a intrigué, il a tenu à en faire son sujet et à y tourner, quoi que le pays jouisse d’une réputation peu enviable parmi les cinéastes, l’image répandue étant qu’il s’agisse d’un pays où filmer s’avère des plus compliqués. Le réalisateur français se justifie:

« j’y tenais aussi pour des raisons esthétiques : filmer ces montagnes, filmer le Palais du Sans-souci, le Palais du Roi Christophe. Tout le monde m’avait dit qu’il n’y a pas de pays plus compliqué qu’Haïti pour tourner. La pauvreté, l’agitation politique, les tremblements de terre et leurs suites font que rien n’est simple. Peu de cinéastes s’y sont risqués : Charles Najman, Raoul Peck, Wes Craven, Jonathan Demme, et c’est à peu près tout »

Moins de stars, moins de paillettes

Pour Zombi Child, Bertrand Bonello a fait appel à de jeunes actrices méconnues du grand public, il va un cran plus loin encore dans la découverte de nouveaux visages que ce qu’il avait pu faire avec Nocturama. L’histoire s’articule autour de deux protagonistes principales, chacune symbolisant d’une certaine façon son pays d’origine, que vient compléter un panel de jeunes filles étudiantes à l’école de la Légion d’honneur, pour former une « bande », qui s’échangent confidences, passions, chagrins, petits et grands secrets. Le duo est formé par Wislanda Louimat, nouveau visage au cinéma, de nationalité Haïtienne, et par Louise Labeque, aperçue dans Au Bout des doigts ou Roulez jeunesse d’Eric Judor.

Les différents paris de Bertrand Bonello lui ont certainement valu de n’être sélectionné qu’à la Quinzaine des réalisateurs [par ailleurs un sésame de qualité], et de recevoir un accueil critique pour le moins réservé, quand Jim Jarmusch, autre habitué de la compétition officielle, avait le droit pour sa part à l’ouverture du festival de Cannes, pour un petit film de zombies. L’économie de moyens, le risque d’un côté, le casting bling bling et la facilité – le manque d’inspiration – de l’autre … Zombi Child avait pourtant toute sa place en sélection, et nous allons tenter de vous en persuader … [On entend ici ou là que la sélection cannoise et le palmarès de la 72ème édition du festival de Cannes était des meilleurs crus, nous sommes pour notre part sur une ligne plus réservée, au vu de quelques frustrations, de quelques oublis que ce soit dans la sélection ou les distinctions]

Clairs-obscurs: Rationnel et irrationnel

Bonello s’est inscrit de films en films comme un cinéaste esthète, intransigeant sur la forme, formaliste avant tout. Il n’en délaisse pas moins ses sujets, ses thématiques, qui présentent quelques continuités plus ou moins évidentes. Parmi celles-ci, la rencontre [l’association] entre la pensée rationnelle et l’irrationnel, le domaine de la raison et celui du sensible, les frontières parfois poreuses entre l’un et l’autre n’ont de cesse de l’interroger. Sa grammaire poétique se joue très souvent, au delà des images, des mouvements, de ce contraste. Si la sexualité, la morale, le regard que portent les uns ou les autres ont fait partie de ses horizons, Zombi Child, quoi qu’il se désintéresse de ces questions précises – hormis une ou deux petites phrases questionnant le désir glissées de façon calculée plus qu’anodine, pour conférer une atmosphère un peu troublée – participe bien à une réflexion globale du même ordre. De quel côté doit se situer la logique ? Quelle rhétorique est la plus entendable ? Doit-on nécessairement opposer les croyances ? Quelles sont les fêlures, les zones inexpliquées ? Où sont les dogmes ?

En traversant deux univers de pensée très encrés et, en apparence, antagonistes – la culture Vaudou en Haiti, l’enseignement élitiste à la française-, Bonello nous fait part bien plus de ses doutes que de ses certitudes, et en cela, il invite le spectateur à partager ses interrogations. Si les légendes, la culture haïtiennes l’ont passionné, pourquoi n’en serait-il pas ainsi des spectateurs ? La propension des rites Vaudou à interroger la vie, la mort, leur frontière, voilà probablement la matière à laquelle Zombi Child cherche à se confronter. La forme pour laquelle Bonello opte, est, à l’instar de celle qu’il avait retenue pour L’apollonide, basée sur un clair obscur qui permet de mettre en lumière certains traits en particuliers.

Clairs-obscurs: Tradition et modernité

La tradition et la modernité occupent une place centrale dans Zombi Child. L’analyse de leurs différences et de leurs similitudes constituent probablement le matériau, la sève même que Bertrand Bonello osculte et malaxe.

La tradition s’invite des deux côtés de l’océan atlantique, à Haïti d’une part, au travers de la culture Vaudou , en France d’autre part , via l’enseignement élitiste (à la française) qui a cours dans l’école de la Légion d’honneur. Tous deux sont présentés de manière analogue, dans un effet miroir des plus intéressants, sous le prisme de l’ enseignement, des maîtres à penser, des méthodes de transmission, des codes, des mécanismes de sélection, des champs de savoir étudiés et leurs possibles. Les extraits de cours magistraux enseignés aux jeunes filles portent un sens, ils ont une finalité qui va bien au delà du simple décor auxquels ils participent par ailleurs; ils offrent des résonances à saisir au vol.

La modernité, quant à elle, s’invite via les héroïnes, qui, au delà des institutions, au delà de leur acculturation souhaitée, sont en prise avec le monde d’aujourd’hui, qu’il s’agissent des modes – courants musicaux, des loisirs, des phrasées. Bertrand Bonello veille ici à calquer au plus prêt une réalité qu’il observe, il n’hésite pas à faire un saut dans le concret – dans un récit qui par ailleurs pourrait être parfaitement intemporel – : il inscrit son film dans une temporalité parfaitement définie par des marqueurs. A cette fin, il a fait confiance à sa fille:

« Anna a corrigé certains dialogues qu’elle trouvait ringards, elle a donné son avis sur les choix de casting. C’est grâce à elle – en regardant dans son fil Deezer – que j’ai pu découvrir le rappeur Damso, dont la musique joue un rôle très important »

L’interrogation de la tradition et de la modernité, le choc des contraires, s’insère presque inexorablement dans chacun des films de Bertrand Bonello, tel un motif infini et sans véritable réponse.

La commémoration, les honneurs et un personnage pivot

Parmi les parallèles dressés entre la culture Haïtienne ancestrale et la culture française, se détache un point commun que Zombi Child met en exergue: d’un côté comme de l’autre, nous retrouvons un devoir de mémoire, des rites associés.

La culture Vaudou rend hommage à des morts toujours vivants, l’école de la légion d’honneur, rend hommage à ceux qui ont servi le pays, qui ont sauvé des vies. Chaque culture le fait au présent, via des rites, ou des codes à respecter, montrant l’honneur respecté, mais aussi et surtout dans des célébrations anniversaires, qui donnent lieu à cérémonies.

La comparaison entre les deux cultures seraient vaines s’il n’y avait un élément unificateur, ce personnage central, Melissa, qui se retrouve prise en étau entre les deux cultures. Le nœud dramatique s’y situe, nécessairement, elle porte le mystère, et semble officier en tant que pivot. La question n’est pas tant de savoir quand ce pivot va se retourner, dévoiler la face la plus obscure introduite subrepticement et permettre ainsi une bascule vers un récit qui s’écarte du rationnel, de la normale, mais bel et bien comment. Pourtant, et quoi que ce glissement aura bien lieu, ce ne sera pas sans fausse piste.

Un genre à part, un contre genre

Bertrand Bonello livre un film sur les zombi(e)s, sur la zombification, qu’il tente de démystifier. Son entreprise n’est pas celle d’un Coppola qui dans Dracula rendait hommage aux films de vampire, à son héros principal, tout en y apportant une esthétique, une puissance, un réalisme qu’il puise dans sa propre veine cinématographique, elle n’est pas celle non plus d’un Jim Jarmusch qui s’emploie à décaler, à chercher à réinventer un style, en y apposant là aussi sa signature cinématographique, comme il a pu le faire assez brillamment pour le film de vampires avec Only lovers left alive et beaucoup moins brillamment pour le film de zombie avec The dead don’t die, elle n’est pas enfin une envolée poétique, onirique pour traiter un sujet connexe, comme l’a tenté son élève Mati Diop (Atlantique).

Non, il s’agit, au contraire, de revenir à une définition oubliée, à une réalité méconnue, sans pour autant s’inscrire dans une démarche de type préquel. Il ne s’agit en effet pas de revenir à l’origine des zombies, à l’origine des films de zombie, mais bien de revenir à une pratique, à une croyance qui perdure et qui existe autour de la zombification, et, en tordant le cou à des idées reçues, en faire ressortir une matière cinématographique à valeur pédagogique, quasi documentaire. Bonello prend ainsi un grand soin à n’apporter ses explications que tardivement, après qu’un temps d’exposition suffisant ait permis de mettre en lumière quelques tenants et aboutissants, traduire la dimension légendaire notamment …

Un film documenté et référencé

Pour écrire Zombi Child, Bonello s’est documenté avec précision sur le Vaudou et la culture Haitienne. La poudre qui transforme un homme en zombi, l’esclavage dans les plantations ; le sel, la viande, le pouvoir des cacahuètes sont des éléments qu’il a pu découvrir dans un livre L’Île magique : Les Mystères du Vaudou, de William Seabrook, paru en France en 1928. D’autres références ont pu le nourrir, comme  Les Morts-vivants / White Zombie, avec Bela Lugosi, et les films de Romero, qui permet à Bonello de faire un parallèle entre le zombie américain et le zombi haïtien.

« Le zombie américain garde de l’haïtien sa démarche, sa lenteur, mais pas sa fonction. Il est un vrai mort, ce qui n’est pas le cas de l’haïtien : lui est suspendu quelque part entre la vie et la mort. Et c’est un aspect qui m’a fasciné, ce lien entre la vie et la mort qui continue à se faire là-bas, alors que nous l’avons rompu depuis les grecs. Dans le vaudou il n’y a pas de coupure entre la vie et la mort. Ce n’est pas seulement une croyance mais une vérité »,

Bonello a aussi revu  Vaudou (1943) de Jacques Tourneur:

 « Je me suis inspiré de livres de photographies, de romans, d’ouvrages d’anthropologie, à commencer par celui d’un Suisse, Alfred Métraux, Le Vaudou haïtien, écrit dans les années 1950, qui décrit dans le détail la démarche, la voix nazillarde, la poudre qui dépigmente la peau autour des yeux… Et puis, en cherchant pour l’intronisation de Melissa au sein de la sororité littéraire un récit qui parle du zombi de façon particulière, j’ai découvert un poème de René Depestre, Cap’tain Zombi. C’est ce poème qui est cité en exergue. Depestre est également l’auteur d’un livre magnifique, Hadriana dans tous mes rêves, l’histoire d’une femme zombi blanche, que m’a fait découvrir Guetty Félin, notre productrice haïtienne. »

La sororité: secte dans la secte, un genre à part entière

Pour contre-balancer l’effet film totalement à part, totalement inclassable, qui pourrait valoir tout bonnement une déconsidération, un déclassement, Bonello choisit d’inscrire une bonne partie de son histoire dans les murs de l’école de la légion d’honneur, et d’y instaurer une subdivision qui permet de regrouper les principales protagonistes, sous la forme d’une sororité. Cet artifice permet notamment de rappeler de nombreux films américains, de conférer une atmosphère étrange, intimiste, à la frontière avec l’horrifique [on pense évidemment au cercle des poètes disparus, mais la liste des références possibles est ici longue], de proposer un angle d’attaque à l’histoire qui par ailleurs est mise en valeur.

L’ensemble de ces éléments font de Zombi Child un film qui, s’il déroute dans ces premiers instants, suit une finalité ambitieuse et intéressante, et donne au spectateur matière à s’interroger avec les personnages.

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