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Avec Fermer les yeux, Erice nous en met plein la vue

Mis à jour le 10 février, 2024

De tous les films projetés à Cannes, il est celui qui nous a le plus marqué. Nous ne l’attendions pas forcément, certes la curiosité s’emparait de nous à la seule idée qu’il ne s’agissait que du quatrième film de Victor Erice, en cinquante ans de carrières, lui qui s’était fait connaître par son très mystérieux premier long métrage L’école de la Ruche, mais aussi qui nouait un rapport étroit avec Abbas Kiarostami, immortalisé par la commande du centre de la culture contemporaine de Barcelone « Cartas a Abbas Kiarostami« , présentée à l’exposition de Barcelone, puis reprise en 2008 au Centre Georges-Pompidou. Savoir son dernier film hors compétition semblait nous indiquer que le festival de Cannes, à l’instar de ce qu’il a l’habitude de faire pour de vénérables réalisateurs, lui accordait une place certes de premier choix, pour lui rendre hommage, pour l’ensemble de sa carrière, plus que pour son œuvre la plus récente. Très souvent, en effet, nous nous rangeons à cet avis, et constatons que les films hors compétition, ou depuis peu, en sélection Première, sans nécessairement être de mauvais films, s’avèrent des propositions plus mineures ou des gestes moins singuliers. Il nous fallait donc une exception … et Thierry Frémaux eut ensuite à s’en expliquer plus longuement, la polémique enflant

Fermer les yeux fut en effet un immense coup de cœur, que nous ne pouvons que vous enjoindre à découvrir au plus vite. Si, une fois n’est pas toujours coutume, nous étions de ceux qui accordaient à Anatomie d’une Chute une réelle chance pour la palme d’or, eut égard à sa qualité d’écriture et en comparaison avec les autres films candidats, cette édition 2023, bonne dans son ensemble, ne comportait pas beaucoup de chef d’œuvre. Fermer les yeux en est un.

Erice nous livre un film plein d’intelligence, de cinéma, d’émotions, et nous transmet ses réflexions, son regard au monde, par le prisme de son personnage principal, construit probablement comme son double. Dans sa lettre au festival, il confie que ce film était pour lui une « nécessité personnelle ». A une époque où le cinéma artistique et d’auteur semble à certains futile, parmi lesquels nos plus hauts dirigeants qui invitent à ce que les multiplexes se réinventent en salles de jeux vidéos – sic -, nous ne pouvons à notre tour que confirmer la nécessité de découvrir ce cri d’amour.

Qu’il est en effet réconfortant de constater que des cinéastes parviennent à démontrer toute la force évocatrice du média cinéma, et à réellement réussir à rendre grâce au genre en l’interrogeant dans sa fonction – le résultat contraste nettement avec la tentative de Damien Chazelle mais se rapproche un peu plus de celle de Sam Mendes, qui ont tous deux cherché à rendre hommage à leur conception du cinéma dans leur dernier long métrage. Qu’il est réconfortant que ce geste vienne d’un grand nom du cinéma, probablement empêché dans sa carrière, et qui passé les 80 ans sait faire preuve (comme d’autres génies avant lui, nous pensons par exemple à Bergman, Antonioni, Godard, ou De Oliveira) de modernité dans l’écriture. Le langage de l’art cinéma ne s’appuie pas sur des gesticulations, des actions, des démonstrations grandiloquentes, plus ou moins musicales, comme l’industrie cinématographique nous impose, à des fins de divertissement. Il s’agit d’un langage propre, qui passe par l’image, le rapport au temps, la conciliation entre l’image et le temps, l’illusion que l’image donne du temps. Il s’agit, d’un art hybride qui peut convoquer les autres arts, et tirer profit de leurs apports (l’écriture littéraire, la mise en scène théatral, la chorégraphie, l’art pictural, la beauté d’un air musical par exemple). Le septième art, par définition, ne livre pas ses recettes pour parvenir à transmettre ce que l’écrin (le film) recèle, et ceux qui précisément cherche à appliquer des recettes se prennent le plus souvent les pieds dans le tapis et plutôt que des œuvres nous livrent des produits. Ainsi, modestement, humblement, Erice se sert d’un récit articulé en plusieurs épisodes, en plusieurs temps, pour interroger un aspect sensoriel du cinéma. Patient, subtil, délicat, le film livre une réflexion intense sur le cinéma, philosophique. Il interroge sa fonction, le rapport au temps, et plus encore à la mémoire. Il file la métaphore du sens le plus concerné par l’image (la vue), et parvient à imprimer la rétine et l’esprit du spectateur. Bien plus que de simples images instantanées projetées, les images d’un film fascinent, convoquent les sentiments, les souvenirs, marquent, activent des repères sensoriels, et participent de fait à la construction d’un esprit, à la transmission collective, à l’histoire individuelle, et pour les plus grandes œuvres, à l’Histoire collective. Cette nécessité personnelle pour Erice de délivrer ce message, trouve ton son aboutissement dans un dernier plan fabuleux, qui transmet, dans un procédé qui pourrait à lui tout seul définir ce qu’est le cinéma, un registre d’émotions particulièrement variées, universelles et sensibles.

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