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Cinéma interactif – Un débat en construction

Le 23 novembre 2017, le département des arts du spectacle de l’Université de Strasbourg accueillait la réalisatrice et chercheuse Marie-Laure Cazin dans le cadre d’une rencontre consacrée au cinéma interactif. Profitant de cet évènement, Le Mag Cinéma a décidé de se pencher sur ce dispositif qui promet de transformer radicalement notre rapport au film vu en salles.

Un peu d’histoire

Kinoautomat

Il convient d’abord de rappeler que les origines du cinéma interactif ne sont pas si récentes. Pendant longtemps, l’idée d’un cinéma qui impliquerait le spectateur corps et sens dans le flux de ses créations fut limitée au champ de la théorie (voir le mythe du « cinéma total » décrit par René Barjavel dans son étude éponyme publiée en 1944). En 1967, le réalisateur tchèque Radúz Činčera présente à l’Exposition universelle de Montréal Kinoautomat qui apparaît comme le premier film interactif de l’histoire du cinéma. À différents moments de la projection, les spectateurs étaient invités à exprimer leurs choix par le biais d’un boitier électronique inséré sur les côtés de leurs sièges. Les interactions du public permettaient ainsi d’influer directement sur le cours narratif du film, Činčera jouant le rôle de modérateur.

Pissenlits

Quoique abouti dans sa forme, le dispositif de Kinoautomat ne connut aucun prolongement direct et resta pendant un temps limité à son statut d’expérience unique et inédite. Il fallut attendre les années quatre-vingt et la révolution vidéo, puis l’émergence de la technologie du numérique, pour que la question du cinéma interactif redevienne à la mode. Ces deux nouveaux médiums permirent aux images du cinéma de s’exporter des salles pour investir de nouveaux espaces. La scène du théâtre contemporain ou les galeries des musées appréhendèrent l’utilisation des images en mouvement comme un moyen de renouveler l’approche de leurs pratiques, mais aussi d’envisager de nouveaux types de relation avec leurs publics (une nouveauté précédée il est vrai par quelques cas exemplaires, ainsi de certaines mises en scène d’Eisenstein dans le cadre du théâtre d’agit-prop). Avec Pissenlits (1988) Edmond Couchot et Michel Bret permettent aux spectateurs d’interagir par leur souffle avec le mouvement de l’image. Cette œuvre évolutive s’inscrit dans un contexte culturel singulier propre à notre époque qui, pour Roger Somé, se caractérise principalement par la porosité des frontières délimitant l’espace privé et l’espace public, promulguant « la scène d’un jeu dans lequel les acteurs principaux sont la présentation et l’exposition avec pour spectateurs le public et le non-public qui, à leur tour et dans le même jeu, déterminent la nature de la scène qui change de nom en fonction du spectateur » (« Espace privé, espace public. Le retrait de l’exposition dans la présentation », in. L’art dans son temps, L’Harmattan, 2005).

Cinéma interactif/cinéma émotif

Tarentelle

Cette hybridité, Marie-Laure Cazin l’a d’abord expérimentée à travers ses projets de « Living cinéma », jouxtant au traditionnel écran de cinéma la configuration scénographique de l’avant-scène théâtrale et musicale (Tarentelle, 2009), puis par le biais du « cinéma émotif », proposant des scénarios évoluant en fonction d’ondes relatives aux émotions du spectateur (Mademoiselle Paradis, film prenant la forme d’un vaste work in progress initié en 2015). Grâce à l’utilisation de casques EPOC conçus par la société EMOTIV, différents logiciels traduisent les données et les transmettent au player du film qui bifurque automatiquement les séquences selon deux critères : la valence (émotion négative ou positive), et l’excitation (haute ou basse). Le premier intérêt de ce processus est d’éviter les interruptions pour privilégier une interaction en apparence continue. En outre, la prise en compte directe du ressenti du spectateur propose une différence de taille avec le dispositif du Kinoautomat. Le film ne s’adapte plus aux choix de la salle, mais répond à ses émotions, selon un jeu de résonances tout à fait singulier. Le cinéma émotif propose donc un lien évident avec le domaine scientifique en faisant des réactions psychiques et physiologiques du spectateur son principal moteur de recherche.

Marie-Laure Cazin a par ailleurs souligné l’importance du retour d’expérience (ou « feedback« ) dans le processus du cinéma émotif qui jouxte à l’écran traditionnel un second, projetant au public les résultats obtenus. Pour la réalisatrice, ce dédoublement amplifie encore l’implication du public dans la réception du film. De « corps-cerveau », le spectateur devient alors un co-créateur à part entière.

Mademoiselle Paradis

Dernier projet en date : « Freud, la dernière hypnose », projet réalisé en collaboration avec le laboratoire LS2N Polytech de Nantes. Ce film neuro-interactif en réalité virtuelle se présente comme le dédoublement d’une séquence mettant en scène une séance d’hypnose entre Freud et l’un de ses patients. La prise en compte de l’état émotionnel du spectateur permettra d’influer en temps réel sur le développement du film qui proposera deux versions différentes correspondant à la focalisation des personnages.

Limites du cinéma interactif

Si les projections-test du cinéma émotif organisées à Roubaix, Nantes, et Montpellier en 2014 ont prouvé la viabilité scientifique du dispositif, on peut encore s’interroger sur les réelles potentialités cinématographiques de ce dernier. Au cours de la conférence, certains étudiants ont très justement fait remarquer que la singularité même du cinéma émotif pouvait altérer le comportement des spectateurs et ainsi fausser les résultats de l’expérience. L’implication corporelle du public par le biais d’un équipement plus ou moins contraignant pourrait ainsi diminuer son immersion dans le film, et ainsi distancier son approche. Cette remarque peut rappeler les reproches d’Hitchcock à propos du cinéma 3D qui, prophétisait le réalisateur, « ne durer[a] jamais à moins qu’ils y parviennent sans les lunettes polarisées » (« Interview with Alfred Hitchcock », Antaeus, été 1973).

On peut par ailleurs se demander si à l’ère des nouvelles images en mouvement, la question de l’interaction ne s’est pas déjà déportée des salles de cinéma pour s’adapter aux possibilités offertes par de nouveaux médias. Le secteur du jeu vidéo est sur ce point particulièrement intéressant. Matthieu Triclot a pu écrire à ce propos, qu’aujourd’hui le jeu vidéo peut « se penser comme un cinéma que l’on ne regarde plus à distance, en spectateur passif, mais auquel on participe activement », apparaissant alors comme « du cinéma, avec quelque chose en plus, que l’on peut nommer au choix interactivité ou immersion » (Philosophie des jeux vidéo, Éditions La Découverte, 2011). Les cinématiques jouables, les jeux en vue subjective, ainsi que la récente apparition de dispositifs faisant appel à la réalité virtuelle semblent en définitive avoir déjà concrétisé les promesses du cinéma interactif (mais aussi émotif, les actions du joueur laissant transparaitre ses émotions qui modifient donc indirectement les évènements représentés à l’écran) .

Beyond Two Souls (David Cage, 2013), exemple parfait du rapport entre forme cinématographique et interaction vidéoludique

Enfin, la mise en visibilité des processus psychiques proposée par le cinéma émotif peut sembler porter atteinte à l’essence du dispositif cinématographique que nous avions pu décrire ailleurs comme un mécanisme inconscient capable de « brasser dans un même mouvement et dans un même espace le Moi et le Nous » (Les mauvais rêves de Wes Craven, Marest Éditeur, 2017). Car, face à une image produite par la seule prise en compte d’une moyenne émotionnelle, on est en droit de s’interroger sur les conditions d’existence de la subjectivité spectatorielle. Le cinéma émotif oblige en effet à relativiser l’impact de l’imaginaire dans la construction du film. Comme l’indique Mauro Carbone, l’idée même de dispositif ne doit pas seulement être perçue comme un « système technique » mais comme un « réseau » (au sens foucaultien du terme) regroupant des comportements, des sensations, des images, des désirs, des instincts, des passions (Philosophie-écrans. Du cinéma à la révolution numérique, Librairie Philosophique J. Vrin, 2016). Or, l’ensemble de ces composantes, qui constitue l’essence du dispositif cinématographique, est d’abord mu par une subjectivité libérée, suscitées par la vision commune d’images implicitement et continuellement (re)composées. Si la pratique du cinéma émotif tend encore à évoluer, force est de constater qu’il suscite d’ores et déjà un débat sur le long terme.

App (2013) de Bobby Boermans proposait à ses spectateurs d’interagir directement sur l’action du film par le biais de l’écran de leurs smartphones

Pour découvrir l’ensemble du travail de Marie-Laure Cazin, direction la chaine vimeo de l’artiste ; quant aux lecteurs qui souhaiteraient en savoir plus sur les possibilités du cinéma interactif, nous leur rappelons que le Forum des images a organisé de janvier à juin 2017 ses « Rendez-vous de la réalité virtuelle », une série de projections et de rencontres à visionner à loisir sur son site.

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