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Tourneur à la Cinémathèque française

La Griffe du passé

Pour beaucoup d’entre vous, le mois d’août rime avec détente et départ en vacances. Mais pour ceux qui ont décidé de résister aux charmes des plages de la côte d’azur, ou aux randonnées dans les Pyrénées (sans oublier les crêperies bretonnes), le dernier mois de l’été peut être un bon moment pour réviser ses classiques. Bonne idée puisque dès le 30 août, les activités cinéphiles reprennent à la Cinémathèque française avec une rétrospective consacrée à l’œuvre de Jacques Tourneur. Mais Tourneur, c’est qui au fait ? Le Mag Cinéma vous répond en quelques lignes.

Tourneur, de père en fils

Nightfall

Jacques Tourneur fut d’abord le fils de son père, Maurice, réalisateur français et ancien régisseur de théâtre qui acquerra une solide réputation dans le Hollywood des années dix et vingt. Considéré comme l’égal de Stroheim et de De Mille, il signa un certain nombre de films pour le compte du célèbre producteur Adolph Zukor, Pauvre petite fille riche avec Mary Pickford, ainsi qu’une belle adaptation de L’Île au trésor avec Shirley Mason et Lon Chaney. Naturalisé américain en 1919, Jacques commence sa carrière comme employé à la MGM, avant de prêter main forte à son père comme assistant réalisateur, puis monteur lorsque la famille décide de retourner en France en 1927. C’est dans son pays natal que Tourneur fils réalisera ses premiers films (Tout ça ne vaut pas l’amour ; Toto ; Pour être aimé ; Les Filles de la concierge), mélodrames quelque peu désuets à l’intérieur desquels le spectateur aura du mal à reconnaître la manière du futur réalisateur de La Féline. Fort de ces premières expériences, Jacques retourne à Hollywood en 1935. Après avoir dirigé la seconde équipe de A Tale of Two Cities (Jack Conway, 1935), la MGM lui propose de se faire la main en réalisant des courts métrages. L’un d’eux, They All Come Out, prendra finalement la forme d’un long, convaincant le studio au lion de confier à sa recrue de nouveau projets. Après deux films pour la MGM et un pour la Republic, le producteur Val Lewton propose à Tourneur de travailler à la RKO. Comme l’a bien remarqué Jacques Manlay dans sa présentation aux Écrits de Jacques Tourneur (Rouge Profond, 2003), c’est à ce moment-là que sa carrière commence vraiment.

La légende Tourneur

La Féline

Sa collaboration avec la RKO dura sept ans et fut à l’origine de la plupart de ses pièces maîtresses. Parmi elle, La Féline (1942) qui fit de lui une véritable légende. Supervisé par Lewton, le film fut un succès immense, rapportant pas moins d’un million de dollars au studio qui, après l’échec de Citizen Kane (Orson Welles, 1941), avait bien besoin de se renflouer. Tourné pour un budget dérisoire (130 000 dollars), La Féline apparaît aujourd’hui encore comme un chef-d’œuvre d’ingéniosité. À travers un rapport sensible au plan, le réalisateur théorise son rapport au fantastique, faisant de l’utilisation du hors-champ sa figure de style privilégiée. À l’instar de Ernst Lubitsch, Tourneur fait confiance au spectateur, comprenant l’importance de stimuler son imaginaire, une méthode suggestive qui connaîtra une certaine postérité comme en atteste la représentation du requin dans Les Dents de la mer de Steven Spielberg.

L’Homme-léopard

La force du métrage, que l’on retrouvera dans Vaudou (1943) et surtout L’Homme-léopard (1943), est de tout dissimuler pour mieux voir. Ce principe tout à la fois singulier (l’approche de Tourneur se distingue de l’exposition frontale des « films de monstres » produits par la Universal dans les années trente) et propre au contexte de production de ces films (de leur budget limité aux interdits imposés par le Production code) fit du réalisateur un maître du cinéma de genre.

Vaudou

Cette appellation ne doit pourtant pas se limiter au seul domaine du fantastique. Particulièrement prolixe, Tourneur fut un véritable touche-à-tout, du film noir au western, en passant par le mélodrame et le film d’aventure. Grand parmi les petits maîtres d’Hollywood, le réalisateur possédait un véritable amour du cinéma, n’hésitant pas à entrer en conflit avec les producteurs pour imposer ses idées (la plus célèbre de ces querelles reste sans doute celle de Rendez-vous avec la peur [1957] dans lequel Tourneur ne souhaitait pas monter de façon explicite le monstre). Sa sincérité artistique transparaissait notamment à travers son désir de fidélité. Des extérieurs de La Griffe du passé (1947) à l’Allemagne en ruines de Berlin Express (1948), en passant par les rites vaudou d’Haïti (Vaudou), les paysages écossais de L’enquête est close (1951), ou les montagnes enneigées de Nightfall (1957), Tourneur affirmait la possibilité de recréer le réel sans jamais perdre ancrage dans la réalité.

Berlin Express

Bien plus qu’un solide artisan, Tourneur fut le sondeur des âmes torturées. La chose apparaît clairement dans Stars in My Crown (1950) qu’il considéra jusqu’à sa mort comme son film préféré. Chronique d’une petite bourgade américaine de la fin du XIXe siècle, Stars in My Crown se place entre La Poursuite infernale de Ford et La Vie est belle de Capra, affirmant la sensibilité du cinéaste ainsi que sa forte conscience politique et sociale. Libéré des carcans narratifs imposés par les genres, le réalisateur construit un récit marqué par la problématique du souvenir et de la nostalgie. Entre le trauma d’une époque et celui, plus intime, de ses personnages, Tourneur tisse un lien entre le général et le particulier, l’impression intérieure ne cessant de défier l’apparente objectivité de la représentation historique. Cet aspect, on le retrouve chez la plupart de ses héros. Jeune femme hantée par son héritage nationale (La Féline), pompiste rattrapé par son passé d’homme de main (La Griffe du passé), fugitif pourchassé par des gangsters et la police pour un crime qu’il n’a pas commis (Nightfall), psychologue en proie au doute et aux mystères du surnaturel (Rendez-vous avec la peur), le réalisateur dresse le portrait d’individus en lutte contre les autres et leur environnement, mais surtout contre eux-mêmes.

Stars in My Crown

 

Lumière(s)

Rendez-vous avec la peur

Pour Jean-Pierre Coursodon et Bertrand Tavernier (50 ans de cinéma américain, Nathan, 1991), rappeler l’importance de la photographie dans les films de Tourneur relèverait du lieu commun. Il faut dire que pour le réalisateur, l’éclairage c’est un peu l’alpha et l’oméga de la création cinématographique. Privilégiant l’opacité, Tourneur recherche un effet de flottement et d’onirisme (cauchemardesque, forcément). D’où l’attachement particulier du réalisateur pour les motifs de l’eau et du vent. Le ressac frappant les récifs, la trace de l’écume sur la plage, ou la brise venue soulever le rideau d’une chambre durant la nuit, convoquent l’idée d’une répétition marquée par le changement.

Vaudou

Il y a donc bien une « métaphysique Tourneur » qui trouve son fondement dans le rapport duel de l’ombre et de la lumière. Ce n’est pas tant le contraste expressionniste que recherche le cinéaste que l’imbrication constante entre le noir et le blanc. Par cette opposition marquée, Tourneur prouve les liens évidents qui unissent ces deux valeurs. Le noir dans le blanc, le blanc dans le noir, c’est placé face aux ténèbres de ses pulsions que l’Homme accueille leur présence en son sein. Profitant du talent de ses collaborateurs (et en premier lieu celui du prestigieux chef-opérateur Nicholas Musuraca), Tourneur cherche à matérialiser le caractère évanescent de l’inquiétante étrangeté freudienne.

Nightfall

Par le biais de la suggestion donc, le réalisateur propose au public de trouver dans son propre imaginaire l’origine de la menace supposée par le film. Les motifs gothiques (de la pleine lune au chat noir crachant) jouent alors le rôle de symptômes significatifs. Tourneur joue des codes culturels pour toucher à l’universalité. Adjuvant du spectateur, le héros ne peut plus compter sur ses certitudes. Face au fond noir et opaque, ce sont ses craintes qu’il projette dans le hors-champ, avant que celui-ci ne vienne transgresser les limites du cadre.

L’Homme-léopard

D’où le rôle central que joue la mise en abyme dans l’œuvre de Tourneur. Les différents éléments constitutifs de la composition formulent un discours du dispositif sur lui-même. La lumière traversant le plan se veut diffuse, à l’instar de celle de l’appareil de projection, les personnages se dédoublant sous la forme de silhouettes, ombres chinoises, fugitives et évanescentes.

La Flèche et le flambeau

Cette qualité ne disparaît pas avec la couleur, loin s’en faut. Le meilleur exemple reste sans doute celui de La Flèche et le Flambeau (1950) dans lequel Tourneur semble retourner la flamboyance romanesque du Technicolor contre elle-même. Si à première vue, le film se rapproche des Aventures de Robin des bois (1938) de Michael Curtiz, la profondeur psychologique des personnages prend progressivement à contre-pied la légèreté chromatique du métrage. Aucun cinéaste à ma connaissance, à part peut-être Fritz Lang avec Les Contrebandiers de Moonfleet (1955), n’avait si bien réussi à détourner l’atmosphère visuelle du film d’aventure hollywoodien pour la mettre au service d’un récit âpre et désenchanté.

La Griffe du passé

La Flèche et le Flambeau prouve par ailleurs la maitrise de Tourneur dans la direction de ses acteurs. Burt Lancaster y trouve l’un de ses grands rôles, le genre amplifiant encore le caractère anti-héroïque qui sera le symbole de sa persona tout au long des années cinquante. Mais que l’on songe encore à la Simone Simon de La Féline, aux interprétations de Dana Andrews dans Rendez-vous avec la peur et La Cible parfaite (1958), ou à celles de Joel McCrea dans Stars in My Crown, Wichita (1955), et Le Juge Thorne fait sa loi (1955). Quant au tandem Robert Mitchum-Kirk Douglas, leur jeu taciturne et distancié redouble le charme ironique et tragique de La Griffe du passé. La question de l’acteur permet en outre de revenir sur les deux derniers films de Tourneur : Le croque-mort s’en mêle (1963) et La Cité sous la mer (1965), tous deux produits par la American International Picture et dominés par la figure de Vincent Price qui exploite ici au maximum sa verve shakespearienne. Si le premier se présente comme une sympathique comédie, réunissant quelques briscards du cinéma de genre (aux côtés de Price, Peter Lorre et Boris Karloff), le second mérite sans doute d’être oublié, prouvant, s’il le fallait encore, que l’assertion de Truffaut voulant que le dernier film d’un auteur soit forcément son meilleur, demeure totalement infondée.

Le croque-mort s’en mêle

Comme son père, Jacques Tourneur choisira de quitter Hollywood pour retourner en France. C’est en 1977, à Bergerac, que le réalisateur pénétra dans le royaume des ombres. Par le biais des cercles cinéphiles et critiques, sa légende resta pourtant toujours dans la lumière des salles obscures.

Aux lecteurs qui souhaiteraient en savoir plus sur l’art et la manière de Tourneur, nous leur conseillons de se reporter, en plus des ouvrages précédemment mentionnés, à deux études particulièrement intéressantes : Jacques Tourneur ou la magie de la suggestion dirigé par Michael Henry Wilson et Sylvie Pras (Éditions du Centre Pompidou, 2003), et Jacques Tourneur, les figures de la peur de Frank Lafond (Presses universitaires de Rennes, 2007).

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