Mis à jour le 17 avril, 2016
Paul Dédalus va quitter le Tadjikistan. Il se souvient… De son enfance à Roubaix… Des crises de folie de sa mère… Du lien qui l’unissait à son frère Ivan, enfant pieux et violent…Il se souvient… De ses seize ans… De son père, veuf inconsolable… De ce voyage en URSS où une mission clandestine l’avait conduit à offrir sa propre identité à un jeune homme russe… Il se souvient de ses dix-neuf ans, de sa sœur Delphine, de son cousin Bob, des soirées d’alors avec Pénélope, Mehdi et Kovalki, l’ami qui devait le trahir… De ses études à Paris, de sa rencontre avec le docteur Behanzin, de sa vocation naissante pour l’anthropologie… Et surtout, Paul se souvient d’Esther. Elle fut le cœur de sa vie. Doucement, « un cœur fanatique ».
Rupture et continuité dans l’œuvre d’Arnaud Desplechin
Arnaud Desplechin revient à Cannes, en sélection La Quinzaine des Réalisateurs, 2 ans après avoir été en compétition officielle avec Jimmy P. Psychothérapie d’un indien des plaines. Ce dernier marquait une rupture forte dans la filmographie d’Arnaud Desplechin. Figure de proue du cinéma français dit intellectuel ou intellectualisant, le réalisateur proposait pour la première fois un film produit aux Etats-Unis, s’attaquait à un sujet d’ordre sociologique, et si Mathieu Amalric tenait un rôle important, il partageait la tête d’affiche avec une star internationale en la personne de Benicio Del Toro. Desplechin avouait à cette occasion en conférence de presse que les conditions de tournage – une seule prise et non une multitudes – l’obligeait à se concentrer, à condenser, à saisir l’essentiel, en prenant comme référence John Ford, pour un résultat intéressant dans sa forme comme sur le fond. La prise de risque nous avait séduit, quand elle pouvait désarçonner quelque peu son public habituel, intéressé par les dimensions intellectuelles – littéraires, philosophiques, ou psychologiques-, ou bien celle intime et personnelle que l’on rencontre le plus souvent dans la filmographie déjà bien remplie de Desplechin. Elle permettait, si besoin en était, de montrer un savoir-faire bien différent de celui si souvent loué, et par ailleurs, dénaturé par quelques critiques, las d’un certain enfermement des productions françaises dans des œuvres à ambitions intimes, ou aux dialogues trop prédominants.
« Trois souvenirs de ma jeunesse » marque distinctement un retour aux sources, et donc une rupture avec la tentative précédente. La dimension intime est évidente, à commencer par Roubaix, que le réalisateur choisit comme décor principal, la dimension intellectuelle omniprésente – vous pourrez notamment revoir vos cours de conjugaison et opter plus fréquemment pour une forme optative.
Conçu comme un roman épistolaire, le récit cherche cependant à mélanger les genres, puisqu’il nous semble en introduction embarquer dans une histoire d’espionnage, épique, quand le développement du récit laisse une place de plus en plus importante à une relation précise, centrale. Etonnamment, ce mouvement s’accompagne d’un effet littéraire opposé, puisque le récit s’ouvre par une narration centrée sur les souvenirs de Paul Dédalus, qui les conte à la première personne du singulier, « Je me souviens … » quand subrepticement s’introduit un narrateur omniscient qui vient accompagner le spectateur. Desplechin souligne qu’il a eu recours à ce procédé pour se rapprocher des effets produits par le cinéma muet, adepte de l’extraction du contexte du récit.
Un préquelle à « Comment je me suis disputé … (ma vie sexuelle) »
Nous retrouvons donc Mathieu Amalric de nouveau (comment aurait-il pu en être autrement ?) dans le rôle de Paul Dédalus, costume qu’il avait endossé pour la première fois dans Comment je me suis disputé … (ma vie sexuelle), le second mais aussi certainement le plus culte des films de Desplechin. Amalric en plaisante, c’est son Luke Skywalker à lui !
Mais nous serons tentés de dire que son rôle enrobe le cœur même du récit, porté sur le souvenir. Plus exactement, Mathieu Amalric incarne un Paul Dédalus, anthropologue de retour en France après une trajectoire de vie mouvementée comme étrange, dont il nous semble – par erreur – que les souvenirs puissent être une psychanalyse. Trois souvenirs nous serons contés, après qu’une fausse piste nous ait fait pensé à une intrigue d’espionnage, – Paul Dédalus se fait arrêter et interroger à l’arrivée à l’aéroport en France alors qu’il s’apprête à travailler pour le ministère des affaires étrangères, après avoir quitté, coquin comme James Bond et Amalric, le Tadjikistan- quand il nous semble, en considérant son développement, qu’un domine très largement les autres et constitue le véritable sujet. Le personnage de Mathieu Amalric reviendra dans le récit un peu plus tard pour clore le chapitre souvenir, mettre en lumière son rapport au présent (le traumatisme) et laisser définitivement de côté l’introduction première. Ce personnage, de l’aveu de Desplechin, est le personnage de Comment je me suis disputé … (Ma vie sexuelle) qui aurait fui.
Le procédé choisi fonctionne partiellement, il interroge, renvoie à des incertitudes, participe à une tentative romanesque ambitieuse mais peut aussi sembler artificiel ou superflu.
Un jeune acteur encensé
Le personnage de Paul Dédalus jeune, est lui confié à un jeune acteur nommé Quentin Dolmaire, dont certains critiques se font l’éloge.
Certains le comparent à Jean-Pierre Léaud quand d’autres louent son mimétisme de jeu et de diction avec Mathieu Amalric. A ce sujet, Quentin Dolmaire souligne en réponse à une question dans la salle lors de la projection de l’avant première à Cannes (Quinzaine des Réalisateurs), qu’il avait noté un mimétisme entre Desplechin et Amalric dont il s’était servi pour composer son personnage. En substance, les critiques ont noté une diction très particulière qui certes peut accrocher, mais peut aussi sembler très à côté, voire rendre le personnage faux. Paradoxalement, si la dimension intime est très présente dans « Trois souvenirs de ma jeunesse », nous percevons parfois des aspects qui relèvent un temps soit peu de l’artifice.
Esther
Si le titre « Trois souvenirs de ma jeunesse » revêt une signification évidente, un autre titre eut été une alternative à considérer, « Ma relation à Esther ». Car des trois souvenirs contés, un seul est développé en détails, celui qui unit le personnage de Paul Dédalus, à une jeune fille qui porte le nom d’Esther, prénom qui revient très régulièrement dans la filmographie de Desplechin. Cette dernière est forte et fragile à la fois, elle s’affirme, se détache, réfléchit par elle-même et refuse les compromis. Elle suscite le désir et la passion. En retour, elle attend une protection, une attention toute particulière que Paul ne saura lui donner, probablement par peur, lui qui vit par ailleurs ses ambitions personnelles, quand elle sait à l’avance qu’au final elle « va décevoir » Paul. Leur relation est non conventionnelle, placée sous le signe du feu et de l’eau troublée, les mots portent parfois des sens inverses à ce qu’ils expriment, chacun se réfugiant derrière une posture, un personnage. Cette relation complexe est le terreau de « trois souvenirs de ma jeunesse », sa substance et son intérêt majeur.
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