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Caravage: comment filmer la peinture ?

Italie 1609. Accusé de meurtre, Le Caravage a fui Rome et s’est réfugié à Naples. Soutenu par la puissante famille Colonna, Le Caravage tente d’obtenir la grâce de l’Église pour revenir à Rome. Le Pape décide alors de faire mener par un inquisiteur, l’Ombre, une enquête sur le peintre dont l’art est jugé subversif et contraire à la morale de l’Église.

La question se pose de savoir quelle est la meilleure façon de s’intéresser à un peintre, à son art, à son génie. Les biographies de peintre ne manquent pas, et pour la plupart, elles tentent de rendre grâce à l’artiste, mais aussi à montrer son art au regard de sa vie, de mêler l’un à l’autre. Pialat, qui venait (comme Bresson) de la peinture, trouvait avec Van Gogh un pendant parfait à son propre cinéma, que d’aucuns aura qualifié de naturaliste, quand lui aurait sans doute préférer l’expression cinéma-peinture, un art cinéma qui cherche à viser le vrai, à en rendre l’impression, qui soigne les détails pour que le rendu soit conforme à la perception réelle, impliquant notamment un traitement particulier de la temporalité – le cinéma doit sans cesse s’arranger avec le temps, et tout cinéaste un tant soit peu théoricien se heurte un jour ou l’autre à cette question de la manière de s’en jouer, pour en rendre compte ou au contraire, en modifier la perception. Les tentatives ne manquent pas, plus ou moins du côté de l’art ou de l’artiste, que ce soit A la porte de l’éternité et Basquiat de Julian Schnabel, Mr Turner de Mike Leigh, Klimt de Raoul Ruiz, Renoir de Bourdos, Séraphine de Martin Provost et quelques autres. Notons que la question vaut pour tout art en général auquel le cinéma s’attaque, et l’on pense ici bien entendu aux biographies de musiciens (Amadeus de Forman en premier d’entre eux), de sculpteurs (Rodin de Doillon, Camille Claudel de Nuytten, ou Camille Claudel,1915 de Dumont …) et tant d’autres qui obligent les cinéastes à réfléchir leur film en reflet d’une époque, d’une vie d’artiste, ou d’un art tout entier.

Michelle Placido, acteur multi-récompensé et réalisateur notamment de Romanzo Criminale, se lance pour sa part le défi de narrer l’art et la vie du Caravage. Les quelques premières minutes du film suffisent à donner les intentions techniques: une image travaillée pour rappeler quelques unes des plus belles œuvres du peintre, un travail important sur les décors, et l’éclairage – notamment la luminosité si particulière des œuvres religieuses mais aussi les contrastes, une musique judicieusement utilisée avec parcimonie, en clair obscur, sans trop d’emphase, pour accompagner et non souligner ou prendre le dessus sur l’image et l’action.

Le scénario tente une expérimentation intelligente: se servir d’une enquête sur un homme pour donner à voir l’initiation à l’art de son enquêteur, et poser ainsi quelques questions universelles: faut-il séparer l’homme de l’artiste ? L’art doit-il questionner les mœurs ? Quel rapport l’art doit-il entretenir avec la religion ? L’art doit-il provoquer pour mieux interroger ? L’artiste doit-il vivre de son art, pour son art, par son art ? Le matériau de l’art vient-il nécessairement de la vie de l’artiste? Le procédé interroge également des sujets plus contemporains: quelle doit être la relation entre l’art et la morale, les deux s’opposent-ils nécessairement ? L’art doit-il être politique ? Un artiste doit-il se refuser à toute forme de compromission ? … Car au delà de sa technique, Caravage (le personnage comme le film) marque les esprits par son intransigeance, son refus d’accéder à des demandes conformistes, mais surtout son caractère entier. Il avance plus avec conviction que par provocation, au delà du simple jeu irrévérencieux. La sainteté, il la voit autour de lui, parmi les plus défavorisés, parmi celles et ceux qui le côtoient, et dont il cherche à s’entourer. Ainsi, ses représentations religieuses font appel à ses amants, à des reclus, allant jusqu’à proposer le rôle de modèle de Sainte Vierge à une prostituée, ultime provocation et sacrilège pour les ordres religieux, mais geste qui s’impose, pur et sincère pour l’artiste.

Avec Caravage, Placido prend un parti pris assez radical et relativement peu commun. Il part de deux principes, le spectateur non seulement connaît le Caravage, son art, la controverse soulevée, mais il sait surtout, en miroir du rôle confié à l’enquêteur, faire la part des choses et frayer son propre chemin de pensée, pour mieux partager avec lui la question qui traverse son film, celle de l’Art. A la manière de ce qu’avait pu entreprendre en son temps Patrice Chéreau avec La Reine Margot, il ôte de sa démarche toute tentative pédagogique qui viserait la simplicité du message, ou même l’explication. L’Histoire du pays devient décor au service du propos bien plus qu’élément explicatif ou contextuel, et en cela, tout comme Chéreau, il aspire à une interprétation universelle et intemporelle, il nous parle des Hommes et non des hommes d’une autre époque, ou d’un autre pays.

Si Isabelle Huppert se voit confier un rôle plutôt secondaire et peu marquant (notamment du fait de ce que l’on suppose le doublage en italien), Placido offre a contrario à Louis Garrel un rôle complexe et nuancé, parfait contre-point au personnage du Caravage (Riccardo Scamarcio, l’acteur de Nos meilleures années ou Romanzo Criminale, lui même fils de peintre). L’acteur français, très présent sur nos écrans ces dernières semaines – on le retrouve en ce moment même dans L’Envol de Marcello – endosse la cape de l’inquisiteur avec élégance et noirceur. Il traduit à l’écran (dans ses phrasées, gestes et regards) l’évolution de la pensée de cet homme contrarié par deux valeurs antagonistes. D’un côté, il s’agit d’un homme curieux, qui ne veut pas juger sans savoir, reconnaît d’emblée son incompétence pour juger de l’ Art, et s’en réfère donc, avec une forme d’humilité, à l’avis des autres. A travers son enquête, il entame sa propre éducation artistique. Il se prend au jeu, aiguise son regard, et à en devenir presque frappé du syndrome de Stendhal, tombant amoureux sans le dire ni le montrer du génie de Caravage, quoi qu’il en exècre la condition sociale. A dimension d’homme, il souhaite lui éviter la peine capitale, voire même le déshonneur, il se prend d’affection, sans le connaître, pour l’artiste. Il s’accommode par la même occasion avec la gêne qu’occasionnerait pour le peuple italien une sentence qui serait prononcée par l’Eglise envers Le Caravage, lequel jouit d’une grande popularité. Mais de l’autre côté, cet enquêteur se distingue par sa droiture, son corporatisme vis à vis des institutions religieuses qui l’emploient, sa propre religiosité et son rapport au sacré. Outré des libertés prises par Caravage, il en répugne les mœurs. Tiraillé par deux opinions contraires, le sort du Caravage lui est pourtant confié, et il devra composer entre ses acquis, ses pensées profondes, et ce que sa curiosité, la minutie avec laquelle il mène son enquête lui fait découvrir.

Autres singularités, Placido étonne en montrant un Caravage en action et en mouvement en permanence, s’attardant très peu sur son geste de peintre, mais aussi joue des focales pour déformer à de nombreuses reprises l’image, probablement en rapport à des essais d’autoportrait du Caravage. Pour mieux faire ressortir le caractère sérieux de l’affaire, la sincérité et, dira-t-on, le professionnalisme – voire le zèle – de l’enquêteur, Placido use de répétitions plutôt pénalisantes sur le rythme global du récit.

L’effet d’ensemble produit s’avère particulier pour le plus néophyte, qui s’interrogera s’il ne lui manquerait pas quelques clés historiques, ou artistiques, pour l’aider à se forger sa propre opinion. En retour, le film peut, pour qui aura dépassé la partie liminaire du film, inviter à la curiosité et à redécouvrir la vie, l’art du Caravage et le contexte historique dans lequel la controverse s’insère.

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