Mis à jour le 14 mars, 2016
Un concept avant tout
Film conceptuel s’il en est, Boyhood est précédé d’une excellente réputation. Son principe, qui consiste à relater l’histoire d’une famille américaine sur douze ans, en filmant l’évolution des acteurs, attire les regards, suscite la curiosité. D’autant plus que parmi les acteurs en question, on retrouve une certaine Patricia Arquette, inoubliable dans Lost Highway et trop rare, mais aussi Ethan Hawke que Richard Linklater connaît parfaitement, puisqu’il est acteur et co-scénariste, tout comme Julie Delpy, de la série des Before (Before Sunrise, Before Sunset, et Before Midnight). Ce casting aurait été très tendance, très arty dans la seconde partie des années 90. Il aurait assurément attiré les foules, tant il respire le cinéma américain indépendant de qualité. En 2002, la côte de popularité d’Ethan Hawke et de Patricia Arquette était certes moindre, mais leurs simples noms ne peuvent qu’adouber un projet résolument indépendant, osé, hors circuit.
Richard Linklater, a étalé son histoire sur douze ans (le projet de sa vie ?), étend un peu plus encore le concept, propose une mise en abîme supplémentaire en filmant sa propre fille. Celle-ci incarne une petite peste américaine assez typique, Samantha, qui suit sa mère et son frère, de déménagements en déménagements d’Houston à Austin en passant par quelques grands espaces.
Le concept est déroutant pour le spectateur, très habitué à des effets de maquillage vieillissant des acteurs, parfois de façon très réaliste, mais aussi aux procédés narratifs les plus courants qui soulignent les moments forts, les passions, les tensions, les ascensions ou les chutes, les rebondissements, les drames et écartent le plus souvent les vicissitudes. Celles-ci risqueraient en effet de s’inscrire en faux avec l’affirmation d’un protagoniste principal héros -ou anti-héros-, qu’il soit véritable ou de circonstance. Que l’auteur choisisse une narration format biopic, ou retienne quelques tranches de vies mises en regard l’une des autres, le spectateur reste pleinement dans son rôle : il admire – ou non – le spectacle donné.
Boyhood détonne en ceci. Le spectateur se voit proposer une forme nouvelle de cinéma, étrangement très éloignée du format documentaire – tout est écrit, évoque la fiction; nulle voix-off, nulle analyse, nul guide de lecture.
Passé le concept, que reste-t-il ?
Etonnamment, et cela est tout à la fois un point positif et un point négatif de Boyhood, le concept domine, surnage, s’impose: Derrière le concept, le concept lui même.
Vous lirez probablement par ailleurs que si le concept n’était pas là, Boyhood serait ordinaire.
Il est en effet difficile d’affirmer que filmer le portait d’une famille américaine moyenne décomposée, le portrait d’une mère, son combat pour ses enfants, l’évolution vers l’âge adulte d’un jeune garçon n’a jamais été fait. Bien au contraire, ces deux sujets sont le terreau de tout un pan du cinéma américain indépendant. Et Boyhood n’échappe pas à cette règle érigée par Hugo « Quand je vous parle de moi, je vous parle de vous« : derrière le portrait d’une femme et d’un enfant, on retrouve tout le portrait d’une certaine Amérique, d’une époque. Nous notons une réelle proposition sociologique, élégamment rythmée par quelques musiques , triées sur le volet – de Cat Power à Gnarls Barkley en passant par Phoenix– très ancrées dans la chronologie du récit. Elles marquent des transitions, accompagnent les longs trajets en voiture si caractéristiques de l’Amérique. Ces transitions sont de récurrents nouveaux départs, d’éternels recommencements, elles apparaissent à espaces très réguliers tout au long des 2h45 de Boyhood.
Le procédé est systématique, et plus que tout autre insuffle un sentiment d’inexorabilité.
12 ans en 2h45
Richard Linklater a nécessairement du se poser la question plus de mille fois … Si douze ans doivent être contés en un peu moins de 3 heures, quelles scènes retenir ? Comment dire, évoquer ce qui n’est pas montré et se passe, comment ne pas perdre son spectateur ? Comment lier ensemble des tranches de vie pour proposer un récit cohérent ?
Si les scènes retenues contribuent toutes à montrer une relative difficulté à réussir, à espérer, à exister, à aimer, si elles alimentent un portrait acidulé d’une Amérique en mutation, non contrôlée, et qui ne s’épargne pas, bien au contraire, la parenthèse politique – ah le Texas ! ah Georges Bush Jr ! – nous ressentons plus encore l’importance des scènes non retenues, qui donnent lieu à ellipse.
Linklater, à l’instar de ce qui fait le charme et la qualité de certains auteurs américains, en joue presque à outrance, laissant le spectateur comprendre un acte, une évolution, sans la lui montrer explicitement. Vous ne verrez pas les scènes violentes, vous ne vous attarderez pas sur l’alcoolisme ou les défauts des protagonistes, de simples indices vous seront offerts parcimonieusement sans tricherie, de façon très évidente, très soulignée, sans nuances. Il ne s’agit pas de s’attarder en chemin, de dérouter le propos: l’évolution et non le présent à tout pris, le temps qui passe et non celui qui se repose.
Face à ce parti-pris, chacun pourra y voir ce qu’il y veut – et cela n’a pas manqué de notre côté, il y a ceux qui aiment Boyhood et ceux qui le rejettent. Il est cependant difficile de ne pas échapper à un certain désenchantement, à un penchant mélancolique. Il se produit assez naturellement, en même temps que l’on constate l’évolution physique rapide de Patricia Arquette, une tendance chez le spectateur à réfléchir sur le temps qui passe, qui court, sur la fatuité de l’existence, sur l’aveuglement qui peut être le notre quand il s’agit d’amour, de relations, de travail. Le rêve est loin, l’American dream, s’il est bien mis en avant, très limité: beaucoup d’efforts pour peu de chances de réussir, tout au plus s’intégrer. La question même de l’amour maternel, de l’attachement indéfectible, est mise en doute, contrariée en théorie dans le cours de psychologie dispensé par le personnage interprété par Patricia Arquette comme en pratique, en ouverture finale. Cette existence là, cette voie là, conformiste et imposée par la société est-elle seulement source de bonheur ? Ne mène-t-elle pas inexorablement à une absence de réalisation de soi ? Les efforts méritent-ils d’être faits ?
Une thématique sous-jacente est évidemment la question de la rupture familiale, de la difficulté qu’engendre une séparation que ce soit pour la mère, ou pour les enfants, sans que cela ne soit conscient, mais aussi celle de la difficulté de faire les bons choix en amour.
Les émotions rencontrées, sont dans l’ensemble plutôt négatives, sans que cela ne soit outré, les éléments réjouissants, les respirations sont rares. Même le personnage du père joué par Ethan Hawke, de loin le plus vivant, se verra rattraper par le système, happé, il reniera une forme de liberté qu’il semblait suivre.
Il y a bien quelques lueurs, quelques ouvertures, mais elles semblent rapidement se refermer ou plus exactement ne donner aucun gage. La question essentielle de l’avenir hante jusqu’à la dernière image.
On peut trouver dans la noirceur de Boyhood, dans ce pessimisme non affirmé, ambiant, une forme de beauté, comme on peut la percevoir à la lecture du livre de l’intranquillité de F. Pessoa, autrement plus lyrique par ailleurs, comme on peut rejeter l’objet et l’effet qu’il produit.
Mais reconnaissons-le, l’effet existe ! L’ours d’argent obtenu à Berlin est un moindre mal …
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