Sean Baker fait partie des cinéastes que l’on suit depuis Tangerine, l’un des premiers films fait au portable qu’il nous avait été donné de voir, à Deauville précisément. Cinéaste venu de l’arrière boutique de Los Angeles, qui filmait alors son quartier, il apportait comme un vent de fraîcheur, notamment en posant un regard, non sur les franges de l’Amérique, mais sur les franges d’Hollywood, les franges du rêve américain; l’envers du décor, ceux qui vivent à proximité du décor, et sur qui d’ordinaire personne ne veut porter le regard. Ce cinéma intime se joue de la frontière entre documentaire et fiction, s’amuse de l’une des plus grandes contradictions de la société américaine, sa pudibonderie fortement ancrée, qui côtoie au quotidien l’excentricité de ceux qui s’y refusent, en toute authenticité. Baker ne cherche pas tant à normaliser ces personnages, il cherche bien davantage à nous attendrir à travers eux, à nous faire partager leurs désarrois mais aussi leurs joies. Ce qui ressort de Tangerine, comme de The Florida Project ou de Red Rocket, relève essentiellement d’une grande vitalité, d’une manière de composer avec la vie qui ne soit pas résumée à la lutte ou à l’illusion permanente, mais alterne entre espoir, rêve et retour du réel. De Red Rocket, nous disions: « Red Rocket continue l’oeuvre du réalisateur américain qui pose sa caméra sur un acteur pornographique sur le déclin, lequel retourne dans son Texas natal retrouver son épouse et sa belle – mère, histoire de survivre quelque temps pour mieux repartir dans le grand n’importe quoi. Red Rocket poursuit une thématique récurrente sur les films contemporains, celle qui associe l’horizon bouché d’un territoire à la démoralisation apparente de la société. »
De The Florida Project, nous titrions déjà: Sean Baker poursuit son portrait édulcoré d’une amérique contemporaine, précaire et vivante. Car oui Baker aime résolument la couleur, le contraste, le clinquant, le pink américain qui côtoie de bruyants néons. Le précaire l’intéresse non pas tant comme état mais au contraire comme un passage, obligé, plein d’incertitudes, propices aux projets, aux espoirs, aux rêves de pouvoir « s’en sortir ». Tout le cinéma de Baker vaut appel d’air.
Anora ne déroge pas à la règle, cette fois-ci, Baker pose son tendre regard sur une travailleuse du sexe, qu’il érige en cendrillon moderne. Il nous embarque avec elle dans un apparent conte de fées, qui à tout moment peut virer au cauchemar. Il nous embarque avec elle dans un univers qu’il dépeint de manière très caricatural, à l’américaine, conviant cliché sur cliché, abandonnant ici son matériau d’ordinaire si documenté et proche du réel. Baker nous propose une « totale » fiction, une comédie, mi romantique, mi bessonienne. Il ne s’embarrasse pas à bien des égards: ultramusical – jusqu’à l’écœurement, ultra rythmé et en mouvement perpétuel, s’appuyant sur de vifs dialogues dénués de toute finesse et élans philosophiques, autour de scènes où le comique repose tour à tour sur le grotesque, le vulgaire, le puéril, l’accumulation, l’action endiablée, la situation prétendument embarrassante. Nulle mécanique qui viendrait contrarier le vivant (Bergson ayant à ce sujet une vision bien étriquée du Rire), nulle mécanique dans le général, les critiques vous le diront tout autant que Greta Gerwig, nous serions dans un grand hommage à la comédie américaine de l’âge d’or d’Hollywood, le nouveau Billy Wilder, Mankiewicz ou Lubitsch pourrez-vous même entendre.
Oui mais voilà, le tout s’étire plus que de raison (2h20 qui en paraissent 3, pour un contenu qui en aurait mérité deux fois moins, tout est relatif), se raconte intégralement au premier degré, sans mystère, sans surprise, sans détour, si ce n’est encore une fois, la recherche si systématique dans le cinéma post 2000, du twist « de la mort » … Pour qui voudrait ne serait-ce que s’évader quelques instants dans une réflexion que le sujet de fond comporterait (comme tous les films précédents de Baker le permettaient, par des instants flottants, par une photographie curieuse au sens où la caméra s’attardait sur des décors si propres à l’Amérique, aux couleurs qui appellent à l’enjouement), il doit se heurter au choix de la comédie simpliste et facile, pleine de questions suivies de réponses immédiates, qui jamais ne permet de se questionner avec Anora – ou avec Baker, qui, une fois n’est pas coutume, semble avoir totalement abandonné tout rapport affectif personnel avec ses personnages, qui deviennent essentiellement des marionnettes agitées ici puis là, en perpétuel mouvement – y compris lorsqu’il s’agit de scènes de lit, pour ne pas dire fuite en avant. Le film virera même dans sa troisième partie à la confiture Tarantinesque, lorsque des scènes de course poursuite et de bastons généralisées entre méchants russes décérébrées (la caricature repose sur de tels clichés qu’elle en perd toute force comique) et la pauvre petite Anora, innocente et faussement naïve, s’invitent pour embarquer les spectateurs en manque de divertissement. Ce que nous aimions dans le cinéma de Baker semble ici relayé on ne sait où, liquéfié, évanescent, au service d’une cause qui nous échappe, si ce n’est de vouloir plaire au plus grand nombre, si ce n’est à réconcilier le cinéma indépendant américain « à la Sundance » avec le grand public et son goût pour la tarte à la crème, le bruit, la fureur, et le pop corn. Cette réconciliation, entre Cendrillon et The Hangover, entre La comtesse aux pieds nus, Diamants sur canapé, et Reservoir Dogs aura permis à Baker de séduire le jury de Greta Gerwig, mais aussi une bonne partie de la critique internationale. Pour notre part, nous souhaitons à Baker de très vite redevenir indépendant et de retrouver de l’inspiration, loin de la comédie (faiblement) érotisante, sans sève, saveur, ni contrepoint.
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