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Critique de Missed Call de Anjelo Souny

Mis à jour le 12 mars, 2016

Missed Call de Anjelo Souny – La clé des songes par Roland  Carrée

Affiche Missed Call
Et si le cinéma ne s’apprenait pas que dans les écoles et les universités, mais aussi à travers les milieux associatifs, permettant ainsi aux cinéphiles en herbe de s’essayer aux techniques cinématographiques dès le plus jeune âge ? De ce fait, force est de constater qu’une certaine relève – dans ce cas précis, une nouvelle génération de très jeunes cinéastes, encore à leurs balbutiements, mais formés et encadrés par de véritables professionnels – semble, progressivement, esquisser des formes cinématographiques d’une prometteuse singularité.

Projeté à l’occasion de l’édition 2014 du Festival du Film de l’Ouest, Missed Call, court-métrage indépendant de six minutes, est la première réalisation de Anjelo Souny, jeune Rennais alors âgé de 14 ans, et notamment issu de l’association d’éducation au cinéma Libero. Le canevas, on ne peut plus simple, fonctionne comme une boucle qui tourne pas moins de trois fois consécutives sur toute la durée du film : un jeune garçon silencieux, montré à trois âges relativement proches de sa vie (10, 14 et 18 ans), se lève le matin, prend son petit déjeuner, et se trouble lorsque retentit la sonnerie du téléphone familial. Dans les deux premières parties du film, le héros, visiblement apeuré, ne décroche pas l’appareil, fait sa toilette, s’habille, et part pour l’école/le collège. Dans la troisième et dernière partie, le garçon se décide enfin à répondre au téléphone, et apprend ainsi, par la voix d’une hôtesse travaillant dans un hôpital, le décès de son père. Un flash-back, véritable clé de voûte du film, s’immisce plusieurs fois dans le montage pour, en pointillés, éclairer progressivement le traumatisme du jeune héros : alors que son fils était encore très jeune, le père susmentionné (Nicolas Sacquin) a quitté le domicile familial. Cette cassure entre les deux premières et la troisième partie du film est déjà perceptible dans le choix des trois acteurs : si le héros est incarné, dans les deux premiers segments, par deux frères (Lucien et Basile Le Roux), le troisième segment le montre en revanche joué par un comédien (Paul Marques Duarte, également jeune réalisateur dont les courts-métrages ont été sélectionnés dans de nombreux festivals) qui ne possède aucun lien de parenté avec les deux autres, comme si le lien familial commençait déjà, subrepticement, à s’effilocher.

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L’image de la boucle employée dans les lignes précédentes s’accorde à d’autres aspects du film, qui répète en effet plus ou moins les mêmes plans, le même montage et les mêmes actions pour, finalement, permettre de resserrer les vis qui lui octroient sa solide unité. Mais c’est sous un angle plus métaphorique que cette image crève régulièrement la mise en scène de Souny, par l’insertion de ce flash-back qui montre, en vue subjective et couleurs froides, un couloir d’appartement arpenté par un très jeune enfant en pleurs, hurlant désespérément le mot « daddy ». Dans le premier de ces trois segments éparpillés dans le film (un pour chaque époque, et intervenant après chaque sonnerie du téléphone), le couloir ressemble davantage à celui d’un labyrinthe qu’à un chemin concret, tant la caméra portée et l’absence d’une grande profondeur de champ soumettent le spectateur au sentiment de perdition qui anime le héros. Au fil du récit, ce mot « perdition » se voit progressivement substitué par celui de « perte », mais les deux termes ne sont pas incompatibles, le motif du labyrinthe, très topique au cinéma, y devenant en effet celui de la perte affective.

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Le tout dernier plan du film, qui fait partie du flashback précité, montre le père, qui s’est engouffré dans l’ascenseur de l’immeuble, regarder une dernière fois son fils (donc la caméra), puis disparaître par un jeu de fondu enchaîné, le film se refermant alors sur une image noire qui obscurcit tant l’écran que l’esprit du garçon. Le film met en scène, non pas une, mais deux morts : celle du père, que son fils refoule en refusant de décrocher le téléphone, et celle du fils, qui subit une descente symbolique dans l’univers mortifère du disparu. Un superbe plan en contre-jour semble, à ce titre, suggérer cette idée de mort double, réduisant en effet le héros, au moment où il apprend la terrible nouvelle, à une simple silhouette noire, comme si le garçon, qui ne pouvait rien regarder d’autre que son reflet dans le miroir du fait qu’il vivait dans l’ombre d’un père absent, ne finissait au final par devenir que l’ombre de lui-même. Le double usage des langues anglaise et française dans le film – dont l’action se situe, malgré les dialogues en anglais, en territoire francophone, ainsi que le suggèrent plusieurs éléments visuels – souligne encore davantage le fait qu’une grande distance géographique et mentale semble cliver les deux personnages.

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Le mouvement est très présent dans Missed Call. Durant le carton-titre, une série de battements de cœur introduit déjà l’idée d’un mouvement vital, qui dépasse ici la simple narration visuelle. Et durant le générique de fin, le retour de ces battements suggère l’idée que, après la mort du père, la (sur)vie du fils reste encore possible. Une grande importance est également accordée, tout au long du film, au mouvement des corps. Dans cette quête désespérée du père qui renvoie à plusieurs mythes et contes célèbres, et tel le Petit Poucet, l’enfant suit en effet les cailloux semés dans le labyrinthe de ses souvenirs opaques. Beaucoup de travellings avant et arrière ainsi que de plans sur les jambes et les pieds du héros, dans le film, suggèrent cette idée de chemin parcouru et à parcourir. Finalement, le héros se rend compte que le père qu’il cherche désespérément à rejoindre a rejeté tout amour pour lui. De ce point de vue, le film de Souny partage également quelques similitudes avec le Shining de Stanley Kubrick (1980), dont la confrontation finale entre le père et le fils aboutit à la mort du premier, ogre sanguinaire n’ayant pas trouvé la sortie du labyrinthe dans lequel l’a emmené le second, qui parvient à en sortir sain et sauf.

À ce titre, sans doute serait-il intéressant de rappeler que, comme chez Stanley Kubrick, Lewis Carroll ou Guillermo del Toro, le motif du labyrinthe instaure, par sa forme et sa fonction même, l’idée d’une « sortie », et par là-même, d’une possibilité de se diriger vers un futur. Deux autres éléments plus optimistes de Missed Call peuvent permettre d’affirmer cette idée. Le premier consiste en une reconfiguration de la mémoire du héros : dans la seconde partie du flashback, le garçon semble se souvenir d’un père qui, sans même se retourner, s’engouffre dans l’ascenseur et disparaît derrière les portes qui se ferment. Mais la troisième et dernière partie du flashback montre pourtant le père se retourner une dernière fois avant que son image ne s’efface, l’adresse au spectateur qui s’effectue par là-même pouvant suggérer l’idée d’un 7e art officiant moins comme un raconteur d’histoires que comme une possibilité de garder en mémoire les images et les sons d’un monde, certes révolu, mais dont les liens avec le présent demeurent indéfectiblement inaltérables.

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Peut-être convient-il alors, afin d’éclaircir ces idées, de remonter quelque peu dans le parcours professionnel de Souny, dont le jeune âge contraste férocement avec le grand nombre d’expériences artistiques (spectacles musicaux, clips, publicités, films de fiction…) qu’il a pu mener depuis ses neuf ans. Il peut être intéressant de remarquer que le jeune réalisateur a tout d’abord participé à de nombreuses productions artistiques en tant que comédien. Hasard ou coïncidence : dans le tragi-comique Skylab (Julie Delpy, 2011), il joue également le rôle d’un môme silencieux, dont les parents viennent aussi de se séparer, et dont la tristesse est régulièrement perceptible ci et là dans le film. Et dans le spectacle musical Petit Monde (Hélène Jet, Blandine Jet et Vincent Burlot, depuis 2005), son personnage de jouet, un chauffeur de bus coincé à vie dans son petit véhicule mécanique, et qu’il a contribué à façonner, chante, sur un air triste, ces quelques mots :

« J’ai vendu la clé de mes songes
Pour quelques tours de manège.
À coups d’orgueil et de mensonges
J’ai dessiné mon propre piège.
Et me voilà devenu muet
Étranger au monde jouet.
Je cherche tout au fond de ma peur
La vraie clé de mon coeur… »

Souny semble, par ce passage symbolique du devant au derrière de la scène/caméra, sortir lui-même du manège – encore ce motif de la boucle qui fait tourner sans cesse –, franchir un seuil fatidique qui lui permet alors de s’affranchir des pièges de l’auto-représentation. En effaçant sa propre image, c’est-à-dire en laissant le soin à d’autres jeunes comédiens (par ailleurs très bons) d’incarner le héros de Missed Call, Souny s’octroie en effet une belle échappatoire. À l’instar du petit chauffeur de bus précité qui finit par se libérer de son véhicule, peut-être fallait-il tout simplement, pour le réalisateur en herbe, sortir de la « boîte » (comprendre : la scène théâtrale et le cadre cinématographique) et en tourner lui-même la clé pour, non plus se faire guider, mais se guider lui-même, acquérant ainsi une louable assurance qui permet à son cœur, même dans le noir, de continuer à battre. En soi, cela s’appelle grandir.

Missed Call (France, 2014)
Durée : 6mn
Réalisation : Anjelo Souny
Scénario : Anjelo Souny
Production : Anjelo Souny
Assistance à la réalisation : Morgan Nehdi
Lumière : Anjelo Souny et Paul Marques Duarte
Son : Morgan Nehdi et Basile Le Roux
Musiques : Jahzzar, Hicham Chahidi, Fridance, The Popopopops et Josh Woodward
Affiche : Paul Marques Duarte
Prêt du matériel : Association Libero et Matthieu Marques
Interprétation : Lucien Le Roux (le héros à 10 ans), Basile Le Roux (le héros à 14 ans), Paul Marques Duarte (le héros à 18 ans), Nicolas Sacquin (le père), Flore Souny (voix de l’hôtesse)

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