Perdidos en la noche (titre anglais : Lost in the night) est l’une des plus belles surprises cannoises (il y est présenté en avant-première) que l’on ait eue depuis des années. Il nous démontre, une fois de plus, qu’avec Michel Franco (et surtout son chef-d’œuvre Despues de Lucia), ou Reygadas et sa Bataille dans le ciel, que le cinéma mexicain est l’un, sinon le plus intéressant et qualitatif du moment. Cela pouvait se présager car Escalante a obtenu à Cannes, en 2013, Le Prix de la mise en scène.
Unique en son genre, ce thriller très humain, y compris dans la monstration crue de l’abjection la plus extrême mais aussi de la beauté de l’âme humaine, est une brillante réussite. On peut, et l’on pèse nos mots, le qualifier de chef-d’œuvre, qui comptera dans l’histoire du cinéma (et accessoirement celle de Cannes). On peut aussi se demander pourquoi le film fut présenté en avant-première et non en compétition.
Emiliano vit dans une petite ville minière du Mexique. Habité par un profond sentiment de justice, il cherche les responsables de la disparition de sa mère, une activiste qui défendait les emplois locaux menacés par une société minière internationale. Ne recevant aucune aide de la police ou du système judiciaire, ses recherches le mènent à la riche famille Aldama. Il fait alors la connaissance du père, un artiste renommé, de sa célèbre femme et de leur attirante jeune fille. Il ne tarde pas à travailler chez eux et est résolu à découvrir des secrets bien gardés.
Il s’agit du premier film où le réalisateur choisit des acteurs professionnels. Il a cependant mentionné en interview que cela n’avait pas modifié sa façon de diriger. Choisir Bárbara Mori et Ester Expósito dans, pour ainsi dire, initialement leurs propres rôles : une actrice/chanteuse très célèbre et sa fille influenceuse, “fille de”, et très connue, est un coup de génie. Nous tenons à noter que nous n’avons pas du tout reconnu Ester Expósito, qui, malgré son jeune âge, a choisi de refaire tout son visage (ce qui ne nuit nullement, au contraire, au film, car ce physique artificieux colle parfaitement au personnage). Juan Daniel Garcia, jeune premier ténébreux, joue un personnage mystérieux, complexe et fascinant pour tous, un peu à l’instar de Terence Stamp dans Théorème de Pasolini ou du tout jeune Alain Delon dans Rocco et ses frères, qui crève l’écran de beauté magnifiée par le cinéaste, dans ce personnage très nuancé, dostoïevskien, qui se veut très dur et a vécu le pire (il est d’ailleurs victime, et tente de le masquer, d’un stress post-traumatique) mais se révèle si tendre et charmant lorsqu’il octroie sa confiance (en l’occurrence, et ce n’est pas un hasard, aux deux protagonistes de la gente féminine de sa génération : sa très jeune petite amie dont les parents ne veulent pas qu’il la fréquente à la Roméo et Juliette, et la fille de la très célèbre et richissime famille qu’il infiltre sous couvert de travailler pour eux. La première partie du film (la seconde n’en est pas exempte mais est plus “douce”, toutes proportions gardées) montre des scènes d’une violence et d’une cruauté aiguë, ainsi, qu’à une reprise, une certaine crudité sexuelle -mais cependant fort romantique et touchante. Cette violence graphique et jusqu’au-boutiste, ici atténuée selon ceux qui ont vu le controversé Heli, mais qui percute et n’est pas à montrer à tout le monde, peut faire penser à du Gaspar Noé mais aux antipodes de ce dernier, il ne s’agit nullement de gratuité ou de fun, mais, à l’instar justement de Franco ou Reygadas, et dans le contexte de ce que le film entend montrer et dénoncer, tout simplement la réalité actuelle du Mexique, un pays ultra-violent, corrompu, où règnent des inégalités sociales abyssales (thèmes tous abordés dans la subjectivité des personnages principaux ici).
Le film s’ouvre sur une (forcément magnifique) citation de Dostoïevski, complètement à propos et qui sera affichée dans le film sur un fond rouge. Cet écran totalement rouge vif, cette fois vide, apparaîtra à plusieurs reprises au cours du film, tout aussi à propos. Étrangement, Escalante a dit s’être notamment inspiré de Vertigo d’Hitchcock (film adoubé par Sight and Sound “meilleur film de toute l’histoire du Cinéma », avant d’être, cette année, détrôné par Jeanne Dielman). Cette inspiration n’apparait pas de façon évidente à l’écran, fort heureusement, car il n’est rien de pire qu’un pastiche, à moins qu’il ne soit parfaitement exécuté (Brian De Palma a su le faire). La plus grande force et l’importance d’Escalante résident dans le fait d’avoir son style propre, marquant (au fer rouge !), vraiment singulier et unique, et Lost in the night le range dans les plus grands réalisateurs contemporains.
Tout est parfaitement maîtrisé, et en parfaite symbiose, tutoie les sommets, de la photographie au cadrage, de la mise en scène au rythme, de l’écriture à la direction d’acteurs, produisant un impact indélébile sur le spectateur qui en sort galvanisé avec une seule envie : voir et revoir cette œuvre.
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