La plateforme documentaire TËNK, reconnue pour ses sélections audacieuses et son goût prononcé pour les regards décalés, a confié une carte blanche à la réalisatrice Ovidie. Celle-ci nous propose une sélection de trois documentaires singuliers qui explorent des réalités souvent ignorées ou mal comprises de notre société contemporaine. Nous en avons regardé deux : Girl Gang, chroniqué par Alexis Caro, et Les Télétravailleuses du Sexe, vu par Adèle Buijtenhuijs.
Girl Gang : Derrière le miroir de l’influence
Réalisé par Susanne Regina Meures sur une période de quatre ans, Girl Gang nous plonge dans la vie quotidienne de Léonie, alias Leoobalys, une adolescente allemande de 14 ans devenue influenceuse à succès sur les réseaux sociaux. Avec des millions de followers, elle subit la pression constante de produire du contenu attractif pour les marques qui la sollicitent.
Ses parents, ayant quitté leurs emplois pour gérer sa carrière, naviguent entre désir de réussite pour leur fille et leurs propres ambitions personnelles. Le père de Léonie évoque avec une ironie palpable son enfance en Allemagne de l’Est, où l’Ouest symbolisait richesse et liberté. Un contraste saisissant avec sa réalité actuelle, suscitant une réflexion troublante sur les véritables bénéfices de ce rêve devenu réalité.
Ovidie partage dans un commentaire qui joint la video son expérience personnelle lors d’une projection avec sa fille adolescente, évoquant un malaise profond post-projection face à cette réalité complexe, dépeinte sans aucun jugement moral par la réalisatrice.

Le documentaire dévoile habilement la profonde solitude et la fragilité cachées derrière la célébrité de Léonie. Privée de véritables amitiés et constamment poussée à perfectionner son image numérique, elle illustre la détresse et la complexité psychologique de cette vie ultra-exposée. Ce portrait est accentué par l’utilisation omniprésente d’une musique étrange et envoûtante, composée de chœurs qui évoquent une pureté troublante, rappelant un univers de poupées brisées de l’intérieur.
L’ambiance générale du documentaire est telle qu’il pourrait être considéré comme le pendant réel d’un épisode de Black Mirror, série dystopique célèbre pour ses réflexions inquiétantes sur notre rapport aux technologies. D’ailleurs, le film évoque explicitement les « miroirs noirs » que sont devenus nos écrans.
En définitive, Girl Gang est un documentaire essentiel et profondément en phase avec notre époque. Il met en lumière une réalité nécessaire à comprendre, particulièrement pour saisir les nuances complexes de notre rapport actuel aux réseaux sociaux et à la célébrité. Ce documentaire mérite assurément d’être vu.
Télétravailleuses du Sexe – Dévoiler l’invisible, revendiquer la liberté
Dans Télétravailleuses du Sexe, Carmine et Prune, anciennes travailleuses du sexe, nous plongent dans le quotidien sans fard de cinq femmes qui exercent leur métier en ligne. Dès les premières minutes, le documentaire tranche avec l’hypocrisie ambiante : nudité frontale, discussions via smartphone, séances photos en tenues suggestives… Cette frontalité n’est pas gratuite mais sert un propos limpide : derrière les fantasmes et le voyeurisme se cache un métier, avec ses contraintes, ses luttes, mais aussi ses choix assumés.
Carmine et Prune, montrent l’affirmation d’une liberté. Pour Alexia, Swann, Aspasie, Vera et Inopia, le travail du sexe en ligne constitue un espace de réappropriation de leur corps, de leur image, de leur désir. Contrairement à bien des métiers, elles maîtrisent leurs horaires, choisissent leurs clients, fixent leurs tarifs. Une indépendance, qui loin d’être un simple argument, résonne comme un acte de résistance face à une société qui voudrait les enfermer dans un statut de victime.
L’émancipation des jeunes femmes s’accompagne néanmoins d’un revers de médaille : les démarches administratives, l’absence de collègues, les déclarations à l’URSSAF… Un quotidien qui les prive de droits fondamentaux comme accéder à un prêt bancaire ou louer un appartement, alors même que leurs revenus sont parfois plus importants que ceux d’un indépendant classique. Derrière l’écran, l’instabilité est donc omniprésente, renforcée par le flou juridique qui entoure leur activité.

Le désir de normalisation de ce métier passe aussi par une rigueur professionnelle, souvent méconnue : « Je suis une vraie personne qui travaille, je prends une pause déjeuner », plaisante l’une d’elles, travailleuse du sexe en ligne depuis dix ans.
À l’instar de n’importe quel service, il faut fidéliser le client. Un aspect particulièrement souligné dans le documentaire qui met en scène les stratégies marketing digitales développées par les jeunes femmes. Comme le souligne Ovidie dans son commentaire, « le film ne parle pas tant de sexe que d’une profession où on passe plus de temps le nez dans les algorithmes et l’auto-branding que nue sur un lit ».
Mais cette professionnalisation n’efface en rien la violence subie. Alexia, Swann, Aspasie, Vera et Inopia racontent aussi les insultes, les menaces, l’isolement. Pour certaines, la stigmatisation va jusqu’à la perte de la garde de leurs enfants. « C’est comme si on était dans une case avec l’impossibilité d’en sortir », confessent-elles, enfermées dans un tabou qui les réduit au silence : « Lorsque je suis dans ma famille, le mot « travailleuse du sexe » ne sortira jamais de ma bouche ».
Avec une sincérité désarmante, de l’humour et une grande humanité, Carmine et Prune relèvent le défi qu’elles s’étaient fixé : faire réfléchir autour d’un métier à la fois ancestral et en constante mutation, à l’heure des technologies numériques. Plus encore, Télétravailleuses du Sexe rétablit une vérité souvent ignorée : pour celles qui le choisissent, ce métier est aussi un acte d’émancipation, un espace de liberté et de redéfinition de soi.
Ces documentaires, choisis avec soin par Ovidie, offrent des perspectives inédites et nécessaires sur des réalités actuelles, permettant ainsi une compréhension plus nuancée et empathique de mondes souvent caricaturés ou ignorés.
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