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#Cannes2023 : Rencontre avec Alice ROHRWACHER, La Chimère

Mis à jour le 10 février, 2024

Cette année, Alice Rohrwacher présentait en compétition officielle son nouveau film La Chimère. A cette occasion, nous avons pu nous entretenir avec elle. La réalisatrice s’y livre sur le cœur et l’essence de son film.


Le Mag Cinéma: Bonjour Alice. Vous disiez en sortie de la séance officielle que le film avait plus de dix ans derrière lui et qu’il était dans l’ombre, qu’il prenait enfin la lumière. Est-ce que vous pouvez nous raconter un petit peu cette histoire ?

Alice Rohrwacher: Quand on pense à un film, au parcours qu’on fait quand on réalise un film, c’est vraiment un parcours qui commence par l’imagination, pour le faire et qui termine par un temps où doit le montrer. C’est quelque chose qui a à voir avec la naissance, avec les plantes, avec l’être caché en nous et aussi de devoir se révéler. Surtout, c’est seulement quand on montre un film qu’il naît, il ne va plus changer. Normalement, c’est comme ça, en tout cas ! C’est une sensation, une émotion très forte, surtout quand c’est un film qui parle de creuser la Terre, d’y voler des objets et de les porter à l’extérieur. Cette sensation rend les choses encore plus fortes

Quel était le point ou l’idée de départ de l’écriture de ce film ?

Je suis vraiment partie de l’idée de mettre en relation des mondes différents, les mondes du jour, le monde de la nuit, les mondes des vivants, le monde des morts, le monde des Italiens très radicalisés et le monde des étrangers.

Est-ce que vous pouvez nous parler de votre technique d’écriture ? Elle est vraiment multi-strate et dépasse le seul scénario, on a l’impression que vous ne faites pas les choses étape par étape, mais que tout se fait dans un mode fusion ?

Oui, peut-être, on peut dire dans une arabesque, il y a une phrase très belle d’Elsa Morant qui dit « L’arabesque indéchiffrable est donnée par la joie de son mouvement. Elle n’est pas donné par la solution de son théorème. » Je pense qu’en effet, quand je fais un film, c’est un peu comme travailler sur une arabesque. Il y a des mouvements très précis, des lignes qui bougent, mais qui à la fin, doivent disparaître.

Votre cinéma est lié un peu à votre parcours. Il est très littéraire. On y retrouve beaucoup de symboles, beaucoup de figures, beaucoup de métaphores aussi. Est-ce que ces images mentales qui se retrouvent après à l’écran, sont là dès le départ de l’écriture et constituent un moteur pour vous ou est-ce que les idées vous viennent au fur et à mesure ?

Oui, ce sont des images qui évoquent une manière de regarder le monde, une écoute du monde, une manière de voir différents niveaux autour de nous. Et ce sont des images et des sons qui viennent de moi, de mon expérience de la vie.

Vous avez dans ce film plusieurs formats d’images qui évoquent tout à la fois les souvenirs, mais aussi des métaphores. Était-ce, pour vous, un lien avec votre parcours de cinéaste, puisque vous venez au départ du documentaire ?

Oui, c’était ça. Et il s’agissait aussi, comme c’est un film sur l’histoire, sur l’archéologie, de parler un peu de dimensions archéologiques du cinéma. Des supports qui ont fait le cinéma qu’on aime, que ce soit un support plus amateur comme le 16 millimètres, un support plus athlétique comme le Super 16, ou un support plus stable comme le 35 millimètres. Et quand, avec Hélène Louvard, on a pensé à l’image du film, on a pensé à conserver aussi cette histoire.

Vous avez sur La Chimère, encore plus d’expérimentations formelles que d’habitude, une plus grande liberté de forme. Est-ce pour vous, quelque part, une émancipation ou est-ce parce que vous pensez que vous avez aujourd’hui une plus grande maîtrise de l’équilibre que vous pouvez avoir entre toutes ces formes ?

J’aime chercher de nouveaux chemins. J’aime prendre la route et me perdre aussi peut-être, mais quand même, essayer des choses. C’est très difficile. Ça fait aussi très peur d’essayer vraiment des choses parce que, naturellement, on ne sait jamais ce qu’on va rencontrer, mais je ne peux pas m’empêcher de le faire. J’ai eu la possibilité, cette année passée, de travailler sur des choses aussi beaucoup plus rationnelles. J’ai fait des épisodes d’une série, L’ Amie prodigieuse, avec une équipe très similaire à l’équipe de mes films. C’était très bien, c’était un projet incroyable, un projet très beau, mais je suis sortie de cette expérience avec un désir de liberté que l’on trouve plus au cinéma, de liberté de narration. Notre regard est vivant, il ne peut pas être prévu, on peut aller vers la réalité ou l’imagination.

La musique joue un rôle important aussi dans le film. Vous passez d’airs électroniques, plutôt dans la première partie du film, à des airs d’opéra qui s’invitent dans la seconde partie, en tout cas à partir du milieu du film. Comment vous avez pensé cette musique ?

Au départ, on avait bien écouté Orpheus et Eurydice de Monteverdi, un opéra qui accompagnait l’histoire, parce que l’histoire d’Orpheus et Eurydice est très proche de l’histoire qu’on raconte. Dans Orpheus et Eurydice, il y a une femme qui n’est plus là, un homme qui la cherche, la mère de cette fille aussi qui la cherche. Mais, ceci-étant, on voulait aussi que vive la musique des années dans laquelle l’histoire du film s’inscrit, la musique électronique de Kraftwerk, la musique pop de Vasco, et les musiques vraiment de l’époque. Par dessus celles-ci, il y a une autre musique. Non pas une musique d’interprétation, mais une musique de narration: des troubadours chantent l’histoire. On pourrait penser que c’est trop, peut-être, mais je voulais vraiment qu’on prenne du recul sur l’histoire et qu’ on soit en train de voir l’histoire d’un homme, d’un homme solitaire, d’un individu, tout en se rappelant qu’on regarde une histoire également collective.

Justement, votre héros, il est très particulier. C’est un homme qui voyage, un étranger solitaire quand le film, lui, est collectif. Votre héros parle peu. Son identité est plutôt floue, volontairement. Il ne prend pas très soin de lui. Il semble tout droit venu d’un autre cinéma, d’un cinéma peut être du film noir ? Comment vous l’avez pensé, ce héros ?

Oui, c’est plutôt un personnage littéraire qui ressemble à un Lord Jim ou à des héros littéraires qui lui ressemblent, des héros qui cherchent, des héros à la recherche d’élévation de pensées, de quelque chose auquel appartenir. Mais, en m’en référant au cinéma des origines, j’ai aussi tenu à ce qu’il soit un peu ridicule, pas seulement sérieux.

Vous portez dans ce film un regard, quasi bressonien sur l’humanité. Ici, la cupidité, le pillage de l’histoire, la destruction de la planète. Vous reconnaissez cette influence ?

Je ne peux qu’être honorée de ce que vous dîtes.

Quel degré de lecture doit-on ou peut-on porter sur cette histoire ? S’agissant d’un récit archéologique et de recherche de trésors, derrière cela, se cache-t-il une métaphore du geste du cinéaste ? Ou doit-on plutôt s’arrêter à la lecture au premier degré, une sorte d’ Indiana Jones moderne ?

J’espère que les gens qui verront le film vont le vivre, vont le regarder sans peut être tout comprendre tout de suite, ce n’est pas nécessaire, puisqu’ on peut revoir les choses, les regarder de nouveau. Pour moi, je serais déjà contente si quand ils sortent de la salle, rentrent chez eux et retournent aux bruits de la ville autour d’eux, aux bruits de la vie de tous les jours, ils aient la sensibilité de peut-être écouter un petit oiseau ou de voir quelque chose qui est masqué, mais qui est toujours là. Je parle des oiseaux parce que les oiseaux, quand même, pour les étrusques, c’est le destin. Vraiment, ces jours derniers à Cannes, il m’est arrivé d’être ici et d’écouter au delà de tous les bruits de la plage, des interviews, des hélicoptères. Il y avait une petite tourterelle qui chantait à côté de mon hôtel et je pensais que si j’arrivais à transmettre cette sensation à quelqu’un qui voit mes films, déjà, je serais contente.

Les étrusques, justement, c’est une passion pour vous ? On imagine que c’est un sujet que vous connaissez bien...

C’est tout simplement mon passé. C’est le passé de la terre où je vis et c’est un passé très présent parce qu’à chaque endroit, dans chaque maison, sous chaque maison, il y a des restes d’une civilisation étrange, des tombes un peu partout, vraiment partout. Il y a réellement des villes comme Blera où on a tourné, qui sont entourées de vestiges et qui ont même des difficultés à se développer au présent par rapport au poids des vestiges. Ça a été vraiment naturel.

Dans le film, il y a une maison où des femmes et des enfants survivent. En dehors de cette maison, des hommes, qui semblent sortis tout droit de comédies italiennes. Est-ce que vous aviez une ambition un peu féministe par rapport à ça, sur cette petite arche de Noé ?

J’ai une ambition féminine. Je suis fille du féminisme. Je respecte les luttes que ma mère et toutes les femmes de sa génération ont menées. Je pense que c’est une lutte qu’il ne faut jamais oublier. Mais le film est beaucoup centré sur les hommes, surtout sur des hommes qui sont obligés de montrer des côtés machistes, même quand ils n’en sont plus capables. Dans les années 80, au moment où se passe le film, les hommes n’avaient pas beaucoup d’autres modèles, en tout cas dans les villages, ils ne savaient pas encore qu’il pouvait y avoir des alternatives. Ils devaient encore être de grands machistes, parfois malgré eux.

La chimère, c’est évidemment aussi une fable écologique ?

Quand je pense à la parole écologique, je pense tout simplement à l’essence de cette parole, je me rappelle que nous habitons une maison complexe, une maison où ne vivent pas seulement les êtres humains, mais aussi les animaux, les plantes, il y a vraiment une complexité délirante. Et peut-être, qu’au moins, nous pouvons y porter notre attention. Du temps des étrusques, par exemple, en regardant les œuvres qu’ils ont laissées derrière eux, on voit bien que l’homme avait conscience de faire partie de l’univers.

Une dernière question. Les journalistes, les critiques cinéma aiment bien mettre des étiquettes. Il y en a une qui vous colle: le réalisme magique. Est-ce que vous aimez cette étiquette ? Quels mots aimeriez employer pour qualifier votre cinéma ?

Je ne suis pas très bonne à mettre des étiquettes, mais si cela simplifie la vision, puisque le film est un peu complexe, ça me va, je suis contente d’avoir cette étiquette. Surtout si c’est une étiquette qui nous rappelle que la réalité est incroyable, inimaginable et que l’imagination quand on dit d’elle qu’elle est la Terre de la liberté, peut-être, ne suffit pas. Il faut trouver la liberté dans la réalité.


Pour mieux décoder le cinéma d’Alice Rohrwacher, attachons-nous à quelques éléments biographiques. La réalisatrice et scénariste naît en Italie d’un père allemand et d’une mère italienne. Elle effectue des études de philosophie et de littérature à l’Université de Turin, qu’elle complète avec un master sur le langage de l’écriture de scénarios, des cours de dramaturgie et de techniques narratives.

Une filmographie qui compte déjà

Alice Rohrwacher réalise ensuite de petites vidéos documentaires qui d’emblée captent l’attention du producteur Carlo Cresto-Dina. Très vite, elle écrit le scénario de Corpo Céleste, son premier long-métrage en 2011, qui sera très remarqué à Cannes, et dont les critiques noteront les influences nombreuses, mais aussi la singularité. Alice Rohrwacher a par la suite réalisé en 2014 le film Les Merveilles, l’histoire de Gelsomina vivant avec ses parents et ses trois jeunes sœurs, dans une ferme délabrée où ils produisent du miel, les quatre filles sont tenues à distance du monde par leur père prédisant sa fin proche… En 2018, Heureux comme Lazzaro voit le jour avec Lazzaro, un jeune paysan d’une bonté exceptionnelle vivant à l’Inviolata, qui un été se lie d’amitié avec Tancredi, le fils de la marquise. L’année 2021 fut également fructueuse pour Alice avec la sortie de Futura présenté à la Quinzaine des Réalisateurs au Festival de Cannes 2021 et Four Roads (Court-métrage). En 2022, le court-métrage Le Pupille entre en scène, racontant les aventures de petites filles rebelles dans un pensionnat catholique à l’approche de Noël pendant une période de conflit imaginaire.

Alice Rohrwacher La Chimère (dossier de presse)
La Chimère (dossier de presse)

Les contours de son cinéma

Son cinéma a été qualifié dans de nombreux articles de « réalisme magique », un courant artistique dans lequel des auteurs venant d’Amérique ont été également classé. Le réalisme magique consiste à mettre en scène des récits dans lesquels l’imaginaire surgit au sein de la trame réaliste. Ce terme introduit en 1925 par le critique d’art allemand Franz Roh désigne la volonté de rendre compte d’éléments décrétés comme, magiques, surnaturels, irrationnels… Les films d’Alice Rohrwacher peuvent être rapprochés du style de Salman Rushdie notamment lorsque la réalisatrice recourt à des métaphore vives, particulièrement suggestives. De plus, sa filmographie regorge de libertés stylistiques, surprenantes, divertissantes qui touchent les spectateurs et l’invitent à réfléchir après la projection du film, lui donnant envie de revisionner l’œuvre pour mieux comprendre.

En effet, les films d’Alice Rohrwacher débutent toujours par une première partie très ancrée dans le réel, avec une composante quasi documentaire. Puis, petit à petit, ils se déconnectent de la réalité afin de donner au récit une atmosphère de conte ou le magique ne tarde pas à voir le jour. Alice Rohrwacher cherche à toucher la sensibilité des gens, à ce qu’ils regardent le monde avec un regard neuf. Elle invite les spectateurs à vivre ses histoires.

Alice Rohrwacher apprécie également brouiller les frontières entre tradition et modernité, avec une temporalité singulière. Souvent, Alice Rohrwacher commence ses long-métrages dans un temps suspendu, lointain, avant que la modernité ne ressurgisse. La cinéaste aime aussi beaucoup mélanger les références, italiennes, Rossellini, Pasolini, Taviani ou encore Fellini. Cependant, elle s’offre aussi la possibilité de mettre en scène de nombreuses fantaisies, expériences avec différent formats au cœur de son film.

Alice Rohrwacher La Chimère (dossier de presse)
La Chimère (dossier de presse)

Le cinéma Le Balzac à Paris organise le lundi 10 juillet à 20h une avant-première de LA CHIMERA. Les réservations sont disponibles via le lien de réservation suivant.

Par ailleurs, du 1er décembre 2024 au 8 Janvier 2024, une exposition inédite et une rétrospective de l’ensemble de la filmographie d’Alice Rohrwacher sera présentée au Centre Pompidou à Paris

La Chimera y sera projeté en avant-première en ouverture. L’ exposition, quant à elle, s’intéresse à la question de la disparition de l’agriculture traditionnelle et la mise en danger des paysages, des écosystèmes.

Dans le cadre de cet évènement, Alice Rohrwacher a également réalisé un court métrage inédit pour la série initiée par le Centre Pompidou « Où en êtes-vous ? ».


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