A peine trentenaire, Andrzej Wajda réalise Kanal en 1957 et obtient la même année le Prix Spécial du Jury à Cannes, ex-æquo avec un certain Ingmar Bergman pour Le septième sceau. Ce deuxième long métrage après Une fille a parlé (1955) consacra le cinéaste polonais sur la scène internationale. La ressortie en salle en version restaurée et sous son titre original plus pertinent que le titre français (Ils aimaient la vie) devenu sous-titre nous offre l’occasion de nous ré-intéresser à ce film débordant d’intensité et de modernité.
1944, ultime résistance des Polonais de Varsovie contre l’occupant. Acculés, épuisés, et encerclés par les Allemands, un détachement de soldats est contraint de fuir par les égouts pour rejoindre le centre-ville où les combats se poursuivent encore. Tous ont une histoire, tous ont peur de mourir, tous ont tellement envie de vivre. Mais les égouts ressemblent de plus en plus à un piège…
Kanal commence par un plan aérien montrant une ville réduite à l’état de vaste étendue de ruines. Le générique s’inscrit ensuite sur une succession de plans fixes d’une urbanité quasi désertée de présences humaines. Là encore, le constat reste identique : des façades d’immeuble s’écroulent sous les détonations d’explosifs et viennent s’ajouter aux ruines existantes. Cette introduction constitue la rampe de lancement d’un premier plan séquence remarquable dans sa chorégraphie, sa composition et sa réalisation.
Une voix off accueille les spectateurs. Cette fin septembre 1944 correspond à la fin tragique proche de l’Insurrection de Varsovie. Au loin, une compagnie de quarante-trois hommes qui en comportait soixante-dix trois jours auparavant vient à la rencontre de la caméra. En travelling, celle-ci accompagne et se laisse dépasser par ces hommes et femmes. Les membres de la troupe défilent devant la caméra avant de disparaître un à un derrière celle-ci. La voix off nous présente les principales figures du groupe, protagonistes principaux autour desquels s’articulera le récit à venir. Il y a là les lieutenants Zadra (Wienczyslaw Glinski) et Madry (Emil Karewicz), leur estafette Halinka (Teresa Berezowska), le sergent-chef Kula (Tadeusz Gwiazdowski), l’aspirant Korab (Tadeusz Janczar) et son adjoint Smukly (Stanislaw Mikulski). Le dernier présenté ferme la marche, Michal (Vladek Sheybal) n’est pas militaire mais artiste. La caméra se retrouve désormais derrière ces hommes du front.
Par un travelling latéral et fluide, la caméra remonte vers la tête de la troupe à la faveur de l’arrêt de celle-ci pour se mettre à l’abri de la mitraille qui hante de façon de plus en plus distincte la bande sonore de la séquence. La voix off annonce : « ce sont les dernières heures de leur vie ». De nouveau en tête de colonne, dans un long travelling latéral la caméra se fait déborder une deuxième fois par la troupe qui a repris sa progression sous couvert de murets. La caméra retrouve sa position en tête de cortège à la faveur d’un nouvel arrêt de nos héros. Ils reprennent leur progression en s’engageant dans une tranchée alors que la mitraille se fait plus insistante encore. La caméra toujours à hauteur d’homme suit latéralement leur avancée. Alors que les membres de la troupe sortent un à un de la tranchée, la caméra pivote sur son axe et s’immobilise. L’arrière de la troupe entre dans le champ de la caméra qui, à l’abri d’une palissade, laisse filer ces hommes qu’elle accompagne sans discontinuité depuis plus de quatre minutes. Leur progression trace alors une ligne de fuite dans le milieu urbain désolé, vaste champ de ruines.
Vient ensuite la deuxième séquence, certes moins mobile, mais tout aussi remarquable dans sa composition et sa chorégraphie. Cette introduction sera suivie d’autres plans-séquences, lents ceux-là, qui balayeront l’espace de survie de ces hommes dans une ville, Varsovie, assiégée par les forces allemandes.
Mais Wajda ne pourra maintenir cette mise en scène de plein-air de bout-en-bout. Le siège effectif de Varsovie va contraindre nos protagonistes à se terrer dans le réseau des égouts de la capitale polonaise. Le dédale des canaux-titres a été reconstitué par Roman Mann, directeur artistique des trois premiers longs métrages du cinéaste polonais avec Une fille a parlé (1955) et Cendres et diamant (1958) avant son décès en 1960. Il n’est plus question de travellings dans des canaux étroits, sombres et humides qui ne s’y prêtent pas. Le metteur en scène s’adapte aux lieux filmés. La topographie des lieux, un élément de décor peuvent à tout instant servir la scénographie de Kanal. Dès lors les cadres serrés et les gros plans prédominent dans un noir et blanc qui sied au contexte du film. L’éclairage rasant des scènes dans la pénombre des lieux fait penser aux travaux des grands maîtres du cinéma soviétique des années 1930/1940.
Wajda fait dès ce deuxième long métrage étalage d’une impressionnante virtuosité tant comme metteur en scène que comme directeur d’acteurs et d’actrices. Car dans cet environnement masculin, les femmes insurgées sont aussi aux avant-postes notamment via Stokrotka interprétée par Teresa Izewska. Il y a dans la réalisation de Kanal un savoir-faire incontestable mis au service d’un excellent scénario. Jerzy Stefan Stawinski, auteur du scénario, a vécu l’Insurrection de Varsovie en tant qu’officier de l’armée polonaise. Nul doute qu’une partie du film a vocation à être autobiographique. Le chef opérateur, Jerzy Lipman, et d’autres membres du staff technique avaient aussi participé à ces événements. Ces éléments permettent d’animer le film d’attributs réalistes et authentiques.
Alors que Wajda compose un drame humain plus que politique, Kanal montre l’échec de l’Insurrection alors que l’armée rouge patiente depuis près de deux mois sur l’autre rive de la Vistule. Ces deux constats ont valu au film un premier accueil négatif jusqu’à sa présentation au festival de Cannes. Le Prix Spécial du Jury obtenu est venu réhabiliter à bon escient une deuxième réalisation qui a définitivement installé son auteur au rang des cinéastes majeurs et incontournables.
Soyez le premier a laisser un commentaire