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Donne-moi tes yeux – Regarder sans nommer

Réalisé en 1943, le long-métrage Donne-moi tes yeux sort en salle en novembre de la même année. Dans une France sous Occupation allemande, son auteur, Sacha Guitry, n’a pas bonne presse. L’homme de théâtre a toujours porté un regard à la fois distancié et neutre sur les « évènements » de l’époque. Cette attitude est qualifiée par beaucoup de, à minima, complaisante. Pour notre part, nous reprenons à notre compte ce terme de « évènement » car il est utilisé dans Donne-moi tes yeux pour ne pas nommer explicitement la situation d’alors.

Lors d’un salon au Palais de Tokyo, un sculpteur remarque une jeune femme, Catherine Collet. Il lui demande de poser pour lui puis de l’épouser. Brusquement son comportement change et il devient amer et méchant avec sa jeune épouse. Catherine apprend par un ami que son mari, menacé de cécité, tente en réalité de la détacher de lui.

Donne-moi tes yeux prend d’abord ses quartiers dans le Palais de Tokyo qui offre quelques une de ses salles à une exposition dédiée à divers artistes. Ainsi, des toiles célèbres de Cézanne, Renoir, Manet, Courbet nous sont montrées et commentées par François Bressolles. Ce dernier est un sculpteur interprété à l’écran par Sacha Guitry. Cette longue introduction a deux objectifs. Elle fait d’abord se rencontrer le sculpteur et Catherine sous les traits de Geneviève Guitry. Le couple à la ville va former le duo central à l’écran autour duquel va se nouer le récit dramatique écrit par le cinéaste, adaptation du roman intitulé Aveugle de René de Pont-Jest, grand-père maternel du cinéaste et de l’homme de théâtre.

Cette première partie de film se révèle être aussi une belle radiographie de la sphère des artistes entre attitudes condescendantes et autre commentaires convenus. Il y a là une critique non feinte du microcosme regroupant les artistes de la sculpture et des arts visuels. Tout cela est traité avec légèreté mais aussi avec esprit, façon Guitry. Tel ce tableau mis en scène dont les protagonistes ne savent pas dans quel sens il doit être accroché au mur ! Il y a là tout un jeu dont il transpire pleinement le plaisir qu’a pu éprouver son auteur lors de son écriture.

Par la suite, le Palais de Tokyo sera abandonné au profit des appartements de l’artiste-sculpteur où celui-ci laisse libre cours à sa créativité, Catherine ayant accepté de poser pour lui. La narration de Donne-moi tes yeux va ainsi progressivement virer de la fantaisie au drame. Ce revirement est très surprenant à la lumière des films réalisés précédemment par Guitry. Ici, le cinéaste tourne ostensiblement le dos à la légèreté pour adopter un ton niché entre amertume et noirceur, période sombre oblige ? Cette veine narrative est propice au pathos. Donne-moi tes yeux n’en accuse aucune trace.

Comme dans le Palais de Tokyo, les scènes tournées en intérieur n’échappent pas à une certaine théâtralité. Le film prend ainsi quelques reflets de théâtre filmé mais sans que cela ne soit rédhibitoire. D’autant que ces reflets disparaissent lors d’une séquence figurant à l’écran la progression de la cécité de François Bressolles. Guitry compose cette scène en jouant habilement sur la netteté et la clarté des images produites. Mieux encore, c’est lors de séquences tournées en extérieur que le génie du cinéaste se déploie pleinement. Ainsi, alors que nos protagonistes ont raté le dernier métro, Guitry réalise les séquences les plus lumineuses de Donne-moi tes yeux dans un Paris pourtant plongé dans l’obscurité. Filmés au ras du sol, ces segments donnent à voir les pas des acteurs éclairés par une lampe torche. Pour leur part, les discussions engagées par les duos de marcheurs brillent par leur contenu en interrogeant le regard et les « évènements ».

La mise en parallèle de ces « évènements », du regard porté qui s’éteint (cécité) et des dialogues de Guitry est lourd de sens. C’est tout l’intérêt majeur de Donne-moi tes yeux. Cette œuvre est complexe et difficile à apprivoisée. Elle nécessite d’être replacée dans son contexte tant historique (celui d’une année 1943 particulièrement sombre pour la France) que personnel vis-à-vis de son auteur. La chanson « Seul ce soir » et son interprète Mona Goya n’ont rien d’anodins. Cette complexité d’interprétation est à la mesure de la profondeur du contenu de Donne-moi tes yeux. Un chapitre est sur le point de se clore et son successeur, attendu tragique, reste à écrire.

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