Après une nuit arrosée, Jonas décide sur un coup de tête de rendre visite à son ancienne petite amie, Léa, dont il est toujours amoureux. Malgré leur relation encore passionnelle, Léa le rejette. Éperdu, Jonas se rend au café d’en face pour lui écrire une longue lettre, bousculant ainsi sa journée de travail, et suscitant la curiosité du patron du café. La journée ne fait que commencer…
Ausculter la fragilité masculine, telle était l’ambition première de Jérôme Bonnell avec Chère Léa. Pourtant, d’autres dimensions s’invitent rapidement, et au delà de la verve du personnage principal Jonas – dont le prénom ne nous sera révélé que très tardivement, au delà du désarroi et du dépit amoureux que l’on devine ici ou là dans les regards soudains pensifs de Gregory Montel, monté sur ressort dans sa quête de raviver l’amour perdu, de multiples portraits viennent à se croiser, pour former un tout surprenant, et finement écrit.
Plusieurs regards s’entremêlent ainsi, celui du réalisateur en premier lieu, qui met un peu de lui dans chacun des personnages, et interrompt parfois le flot de paroles pour livrer, dans les mots de ses protagonistes, quelques pensées personnelles bien senties. Ainsi de ce conseil sur l’équilibre d’une lettre (comprendre film) énoncé par le gérant de café Mathieu (Grégory Gadebois, plus que jamais père tranquille, sage) qui vise à éviter l’effet « fromage et dessert« , i.e. de trop souligner les situations, ou de trop rapidement livrer ses intentions, pour préférer un mystère, et un effet de contraste . Celui-ci s’applique très bien, du reste, à Chère Léa, il suffit, par exemple, pour s’en convaincre de remarquer l’usage de la musique et notamment de la place accordée en ouverture et en conclusion à un air d’opéra de Vivaldi. Jérôme Bonnell se permet également d’interrompre (ou d’aérer) son récit visuel, dont le focus se place sur « ce qui se passe », les allées et venues de Jonas, pour éclairer des à-côtés, des conversations téléphoniques d’anonymes par exemple, qui rappellent au spectateur que ce que vit Jonas, la fin d’une relation amoureuse mal vécue, ne présente pas de caractère exceptionnel: chacun peut traverser, à une période de sa vie, une épreuve semblable; l’histoire qui est racontée pourrait être la vôtre.
Le regard de Jérôme Bonnell s’invite également, de façon plus conventionnelle, dans la construction même de ses personnages, celui de Jonas, bien entendu, qu’on imagine volontiers en double du réalisateur, mais aussi ceux qui sont amenés à graviter autour de lui, en cette journée particulière où la vie de Jonas pourrait basculer. Tour à tour, nous rencontrerons donc ceux qui participent au quotidien de Jonas, à commencer par les femmes de sa vie, celle qui accapare ses sentiments amoureux, Léa, avec qui il est arrivé à un point de rupture, interprétée par la toujours très juste et dynamique Anaïs Demoustier, mais aussi, un peu plus tard, celle avec qui il avait auparavant commencer son chemin, son ex-femme et mère de son fils, interprétée par Léa Drucker tout aussi juste et percutante. Nous rencontrerons encore ceux que Jonas rencontrent au présent, ce tenancier de bar (Gadebois disions-nous), au rôle central, véritable point d’ancrage, tout à la fois aux premières loges des confidences de notre héros, mais aussi et surtout celui qui permet au spectateur d’accéder à ces même confidences et d’ainsi mieux saisir la psychologie de Jonas, les doutes qui l’habitent, ses rêveries, et ses contrariétés.
Il sera aussi question du nouvel amant de Léa, Nino (Pablo Pauly) un jeune homme aux réactions étonnamment détachées dont la fonction narrative sera plus comique que psychologique, de Loubna (Nadège Beausson-Diagne), l’improbable sœur de Mathieu, qui, à l’instar de ce dernier, permet de mieux découvrir et comprendre Jonas, d’un couple formé par une mère possessive et son fils attardé et inquiétant, et d’un sombre escroc évoqué en fil rouge, qui raccroche à la vie laissé de côté, le temps d’une journée, par Jonas.
Chaque interprète contribue à sa manière également à prolonger le regard de Jérôme Bonnell, qui reconnaît par exemple que Gregory Montel l’a sauvé en proposant une interprétation qui non seulement permet de déplacer le récit vers le comique, – certains voient en Chère Léa une comédie, ce qui peut se défendre-, mais surtout permet aux réalisateurs de ne plus précisément reconnaître son personnage, c’est à dire, s’éloigner de lui-même.
Chère Léa s’évertue à réunir des personnages forts bien dessinés. Dans son périple, Jonas navigue entre trois lieux, l’appartement de Léa, dont il possède encore les clés, le café en bas de la rue, et accessoirement l’appartement où vivent Loubna et Mathieu, au dessus de celui-ci et directement en vis à vis avec l’appartement de Léa [avec vue sur ce dernier, permettant à Jonas d’épier sa bien aimée], et, le temps d’un aller-retour, la gare d’Austerlitz. Jérôme Bonnell s’est en effet donné deux contraintes à l’écriture, celle de l’unité de temps, et celle de l’unité de lieu, tout en cherchant à refuser la théâtralité – de façon ambivalente on retrouve pourtant au casting Jean-François Sivadier que Jérôme Bonnell dit beaucoup apprécier.
Pourtant, à l’instar du dyptique Smoke/Brooklyn boogie de Paul Auster et Wayne Wang, qui présente d’ailleurs bon nombre de points communs avec Chère Léa, le café d’en bas est bien le théâtre premier de cette journée particulière. En le dépeignant, le réalisateur permet à son récit de proposer un portait plus collectif, mais aussi plus contemporain, plus ouvert sur les habitants du quartier. Là encore, nous notons une fonction d’aération et de prise de recul du récit premier.
Dans ses moments de solitude, aux heures où le café n’accueille que quelques habitués, Jonas s’en remet à écrire une lettre à Léa. Comme l’exhorte Mathieu, cette lettre, dont il admire le style mais dont on n’entendra pas la moindre tournure; mériterait assurément, d’être découverte par le plus grand nombre , plutôt que d’atterrir dans les mains de Léa … Par effet de mise en abyme, ainsi de Chère Léa.
Retrouvez notre interview de Jérôme Bonnell qui revient avec nous sur ses intentions, et nous révèle quelques secrets de fabrication.
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