Mis à jour le 11 novembre, 2018
Capri-Revolution de Mario MARTONE
avec Marianna Fontana, Reinout Scholten van Aschat
Un groupe de dissidents et de non-conformistes d’Europe du Nord, dirigé par le peintre charismatique Seybu, ont installé une commune à Capri pour vivre comme ils l’entendent. Lorsque Lucia découvre le groupe, elle est obligée de choisir entre sa vie traditionnelle et celle qui promet une véritable libération.
Des ambitions artistiques et des références manifestes
En ne considérant que le titre du film, nous pensions découvrir un nouveau spin-off de Gomora, une énième comédie italienne qui s’intéresse aux reclus, à une condition sociale difficile, à ce qu’il persiste de mafia, pour mieux sublimer tout ceci. Les premières images nous éloignent très rapidement de cet a priori, et très vite nous vient à l’idée que ce qui nous est donné à voir pourrait bien puiser son essence dans des références bien différentes, à la croisée des arts, à la croisée des sens. Il s’agit de fait d’une Italie vue par le prisme d’une de ses îles les plus connues, Capri, d’une italie traditionnelle qui voit venir malgré elle de nouvelles pensées, économiques, théologiques, philosophiques.
Nous suivons une jeune bergère, Lucia, avec précision. Elle sera le personnage principal, tout à la fois témoin passive et active de ce qui se trame ici et là. Le style s’affirme pas à pas: précis, étudié, réaliste, lumineux. Les sentiers pentus offrent de multiples chemins, certains, parce qu’ils sont difficiles d’accès, semblent même inexplorés. Nous nous rappelons alors que l’Italie est avec la France l’autre pays européen ayant le plus contribué au septième art; qu’elle porte
toujours un héritage inéluctable, un devoir d’exigence – malgré la berlusconisation -, que le cinéma Italien a su proposer des voix très différentes les unes des autres. La caméra s’attarde sur des détails qui n’en sont pas, qui parfois en disent bien plus long que mille dialogues: des gestes bressoniens, des décors mis en valeur,
des échanges de regard, des chorégraphies qui s’installent et attirent le regard de notre bergère; le monde semble spectacle, la jeune bergère s’y insère. Nous regardons l’île à travers elle, puis sa famille; nous suivons ses devoirs, ses craintes, ses éveils; enfin, nous la découvrons, elle.
Attachée à sa famille, à ses terres, à ses fonctions, elle n’en est pas moins curieuse, en recherche d’émancipation. Elle n’autorise personne à choisir pour elle, ne se référant qu’à son propre jugement.
Le portrait de la famille italienne qui suit est abordé simplement, sans fioriture, sans trop de caricature: le père, malade, est la figure dominante, la mère aide au foyer, y consacrer sa vie, les frères sont des petits tyrans domestiques, durs avec leur sœur, hyper protecteurs et machistes.
Un portrait vertigineux
Capri, Revolution se place du côté des impressions. De prime abord, il donne à voir une peinture précise, consciencieuse, d’une époque et d’un personnage central.
Mais là où tant de cinéastes s’arrêtent en chemin, et frustrent – ce quelque chose qui a tendance a manqué dans de nombreux bons films qui étudient très bien leur personnages, – là où tant oublient l’essentiel et se perdent à vouloir embrasser des horizons trop larges – ces très nombreux films où l’ambition principale est d’en mettre plein la vue, de vouloir épater à tout prix, et notamment au prix de sacrifier la justesse des portraits, Capri, Revolution parvient à adresser une dimension supplémentaire; au delà du portrait d’une femme, se cache le portrait d’une famille, d’une île, d’un pays. Au delà du portrait de ce pays à un instant T, se dresse le portrait d’un état du monde à ce même instant, un état des lieux des consciences. Un sentiment majeur domine, celui d’une transition, d’un grand saut vers l’inconnu. L’arrivée de l’électricité dans l’île, l’arrivée de jeunes personnes souhaitant communier avec la nature, inventer un nouveau monde, une nouvelle façon de vivre, l’arrivée de nouvelles doctrines économiques, les progrès de la science sont autant de sujets qui se dégagent de ce portrait multi-formes, vertigineux.
un monde en transformation, le choc des cultures
Le réalisateur, Mario Martone, également metteur en scène de théâtre et d’opéra, s’est intéressé à confronter la tradition, la façon de vivre assez ancestrale des habitants de Capri en 1914, avec la vision diamétralement opposée portée par des jeunes gens new-agistes avant l’heure, qui cherchent à réfléchir à un monde nouveau, inspirés par la pensée orientale: les énergies, les flux entre matière et esprits, les connexions entre les être. Ils ont trouvé en Capri un terrain d’expérimentation de leurs différentes pratiques, que ce soient des jeux, des travaux, des exercices musicaux, des chorégraphies libres. Leurs pratiques choquent la population qui les a accueilli sans trop d’animosité, que ce soient leur rapport à la nudité, aux relations sexuelles, ou plus généralement la vie en communauté. Un leader anime la communauté, un peintre – inspiré du peintre allemand Karl Diefenbach. L’homme fascine ses disciples, notamment par la rhétorique qu’il emploie, par l’assurance qu’il dégage quand on lui demande d’exprimer le fondement même des théories orientales sur lesquelles il s’appuie. L’homme est manifestement intelligent, il séduit des hommes et des femmes qui aspirent à une vie différente, à un ordre nouveau.
L’opposition évidente entre la communauté et les habitants originaires de l’île, constitue la matière première du récit: leurs différences font l’objet d’un côté comme de l’autre d’une grande incompréhension, mais pour autant ils cohabitent en paix, à défaut d’harmonie.
Le savoir et ses limites
Dans le même temps, la ville voit aussi arriver un jeune médecin, représentant de la pensée occidentale moderne, lui aussi apparemment intelligent, curieux, à l’écoute du monde présent, beaucoup moins du monde tout court. Il est accueilli dans le village avec tous les honneurs dus à un haut dignitaire de la pensée nouvelle, un porteur de savoir, un porteur de modernité.
L’homme au delà de la médecine s’intéresse aux changements économiques, aux actualités, notamment à la guerre qui menace l’Europe toute entière. Il tient très peu en estime le mouvement communautaire, qu’il juge principalement ridicule.
Touché par Lucia, voyant en elle une femme éprise de liberté, de modernité, il lui propose de devenir infirmière, ce qui à ses yeux représente une opportunité, et lui promet de l’aider à apprendre à lire et écrire. La jeune femme refusera cette proposition, considérant que sa fonction est d’être bergère et de soutenir sa famille. Lucia semble de plus en plus attirée par le mouvement communautaire se moquant éperdument de l’interdit fixé par ses frères (la tentation du diable). Elle cherche donc à rencontrer le peintre, à le connaître, à savoir s’il incarne réellement le diable.
Dans ce récit, Lucia sera le moteur tout à la fois du jeune médecin, mais aussi, bientôt, du peintre gourou.
Elle est l’élément qui forcera les deux hommes à se rencontrer, à confronter leurs idées, leurs conceptions du monde. De ces échanges entre les deux représentants de pensées si opposées, on notera la qualité des dialogues. Si l’écoute est faible entre les deux hommes, chacun se rangeant derrières ses croyances, ses convictions, ses théories, le fort du film est de faire ressortir
de façon très naturelle les limites de chacune des pensées, face à ce qui n’est pas connu, face aux impossibilités de résoudre certaines équations, d’améliorer certaines situations. La médecine ne saura pas sauver du cancer, pas plus que la méditation transcendantale, l’amour de la communauté, ne sauront rétablir la santé de la jeune femme souffrante.
Cet espace de savoir à combler fait figure de point d’accroche (outre notre jeune bergère) entre les deux hommes. Il évoque un possible, celui d’une réconciliation des contraires, mais aussi de nombreuses barrières, à commencer par l’écoute si faible entre les deux hommes, obtus, radicalisés, quand on en vient à la question des croyances.
Paradoxalement, et à titre d’exemple, la maître, persuadé que Capri dégage une énergie sismique glissera au docteur qui s’appuie sur les faits pour dire que Capri n’est nullement volcanique:
« Est-ce pour vous avez autant de certitudes pour vous relaxer ou parce que vous avez peur ?« . Cette phrase, à elle seule, peut résumer le thème principal sous-jascent à Capri-révolution.
L’île métaphore du monde
En filigrane, le temps qui semble presque suspendu, arrêté pour les partisans de la tradition, refusé pour les new-agistes, est pourtant celui d’une crise mondiale qui se trame. L’Angleterre vient de déclarer la guerre à l’Allemagne, et cela occupe l’esprit du jeune médecin, qui s’intéresse à la question au plus prêt.
Ce qui se passe dehors semble sans retentissement immédiat sur la vie de chacun, l’île semble presque protégée des brouhahas, des inquiétudes collectives, des replis.
L’intention de Martone est précisément, et cela est parfaitement réussi, de montrer que ce qui est vrai à l’échelle internationale, l’est tout autant à l’échelle de l’île de Capri. Les tensions montent, les gens s’opposent, ne vivent pas les uns avec les autres, au sein même de la communauté, des conflits d’intérêts éclatent.
Capri, révolution s’intéresse aux conditions qui précèdent la guerre. En nous parlant d’hier, peut-être nous parle-t-il d’aujourd’hui ?
Une caméra qui s’interdit de juger
La caméra pour nous faire découvrir la communauté, s’attarde sur les danses, sur les corps nus en mouvement, dans un but artistique avant tout. Chacun est libre d’y voir ce qu’il veut, de la grâce ou du ridicule. L’histoire oscille entre les deux camps. Lucia elle même navigue entre les différents possibles, y compris choisir sa propre voie.
Martone veille à laisser le spectateur juge, sa caméra ne l’emprisonne pas dans un point de vue, dans un quelconque parti pris. Les différents protagonistes s’expriment, mais puisque le traitement évite les clichés, les caricatures, puisque la dramaturgie ne choisit pas son camp plus qu’un autre, le spectateur n’est aucunement conditionné.
Une forme recherchée
Si nous avons autant apprécié Capri, Revolution, si nous pensons qu’il comporte de nombreux attributs d’un chef d’oeuvre, c’est avant toute chose parce qu’au fond intelligent il sait allier une forme artistique. Ainsi de la musique, confiée à Sacha Ring, qui vise juste tout au long du film, sans trop ni trop peu. Volontairement répétitive, elle a une vocation hypnotique, à l’instar des musiques indiennes ancestrales. Martone a cherché à ce que cette musique puisse être tout à la fois christique et (surtout) intemporelle. Sans trop en dévoiler, le film excelle également en ce qu’il use à juste escient de nombreuses métaphores, qui confèrent au récit une âme supplémentaire, pour ne pas dire une dimension supplémentaire. Cette mystique est également renforcée par l’art de l’omission, du non dit. Nulle ellipse narrative ici, mais des ellipses verbales, des mots qui ne sont pas mis sur des sentiments. Les images suggèrent en lieu et place, et là encore le spectateur bénéficie d’un large espace de pensées. Enfin, puisqu’il s’agit d’évoquer une fascination, ou des fascinations, l’un des défis que relève haut la main Capri, Revolution est l’intensité de la narration, linéaire, fluide et ouverte tout à la fois. A chaque instant du récit, même avec les quelques indications que l’on a pu vous apporter ici, votre chemin de spectateur ne sera pas tracé d’avance. Le procédé ne consiste pas tellement à faire rebondir ou réagir plus que de raison, il consiste à proposer une continuelle interrogation.
Capri, Revolution est notre favori pour le Lion d’or, devant le très bon Nuestro Tiempo de et avec Carlos Reygadas
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