Last updated on 22 juillet, 2023
Suite Armoricaine nous a particulièrement séduit lors de sa projection lors du festival Travelling. Il sortira en salle le 2 Mars en avant première dans quelques cinémas et en sortie nationale le 9 Mars.
Une année universitaire à Rennes vécue par deux personnages dont les destins s’entrelacent : Françoise, enseignante en histoire de l’art, et Ion, étudiant en géographie. Trop occupés à fuir leurs fantômes, ils ignorent qu’ils ont un passé en commun.
Une grande densité thématique
L’ambition de traiter de multiples thèmes marque très rapidement Suite Armoricaine. L’introduction laisse deviner un sujet qui tourne autour d’un destin, un devenir, une quête de soi. Puis, en même temps que les lieux changent, que le temps passe, la réalisatrice Pascale Breton semble vouloir développer deux portraits intimes, de personnages en apparence très opposés : d’un côté, une femme, Françoise, qui s’est construit une carrière professionnelle, une vie et revient dans une région qu’elle a connu plus jeune, de l’autre, un jeune homme déraciné, Ion, qui se cherche une voie, et découvre l’Université.
Le développement narratif tardera volontairement à lier les deux personnages, dans une intention de préserver l’intérêt dramatique d’une part, mais aussi de pouvoir offrir une fenêtre ouverte à des explorations très intérieures, voire indicibles et rarement au centre des scénarios. Tour à tour, le récit se pose pour évoquer la légende ancienne, la mémoire sensitive individuelle comme collective, la langue bretonne, la quête de soi, le rapport à l’art, le passage à l’âge adulte, les racines, l’amitié, le rapport à la mère, mais aussi la transmission.
Pascale Breton dit avoir construit le film comme « une mini épopée, une mini Comédie humaine, une mini A la recherche du temps perdu« , un peu plus tard elle nous avouera son admiration pour Joyce.
La mémoire sensorielle et la transmission
S’il ne fallait retenir que deux thèmes, probablement retiendrions-nous ceux de la mémoire sensorielle et de la transmission qui traversent le film.
Toutes deux ont pour particularité d’être difficilement montrables au cinéma, car leurs effets s’inscrivent dans un temps qui ne peut être déterminé, limité. Tout au plus peut-on les évoquer, les symboliser – la nature, un paysage ou un souvenir donné pour l’un, l’Université ou une théorie donnée pour l’autre – tout au plus peut-on glisser ici ou là des impressions, des réflexions, des extraits. L’exercice est des plus délicats, et la tentation peut être forte de glisser vers le pensum, ou de choisir, comme cela se fait bien trop souvent, un parti-pris démonstratif, condescendant voire abscons. A trop valoriser la connaissance par exemple, à trop savantifier le Savoir – le propre de quelques professeurs n’est-ce pas ? – on en oublie souvent que seule la matière rayonne.
Il ne s’agit donc pas de mettre en avant un savoir ou un esprit plus qu’un autre, bien au contraire, il s’agit de diffuser, d’inspirer, de donner envie, le propre de la transmission, qui passe non seulement par les écrits, mais aussi par les sens et émotions de chacun. La mémoire individuelle s’inscrit souvent dans une mémoire collective, celle de ceux qui partagent des racines communes. Ainsi de la langue bretonne – ou de tout autre langue – du rapport à la nature, de sa théorisation – la géographie, la biologie, la médecine par les plantes, de l’art… Les sens, comme si souvent dans la vie, accompagnent et dépassent la Raison. Ces quelques expressions sont matières à cinéma, et Suite Armoricaine l’illustre parfaitement.
Deux portraits et un fil conducteur : L’université
La trame narrative choisit de dresser simultanément deux portraits, ceux de Françoise et de Ion, aux résonances qui trouvent un cadre commun, l’Université. Ce lieu de savoir et de connaissance convie professeurs comme étudiants, le décor et son envers. En son sein, se créent des ambitions, des rêves, des destins, des illusions, des passions, des drames, des amitiés, des fêtes. Les existences s’y forgent et s’y arrêtent aussi parfois, quand l’illusion est perdue, quand l’insouciance de la jeunesse laisse la place à la réalité, qu’elle soit sociale ou économique. L’Université se meut et s’enracine tout à la fois. Les temps changent, les élèves changent, les professeurs changent, les disciplines et théories, les bâtiments, les attitudes, les doutes et enchantements restent.
Pascale Breton a choisi précisément ce décor, pour sa dimension personnelle, elle qui avant de poursuivre vers la voie cinématographique avait fréquenté les bancs de Rennes 2, en Faculté de Géographie. Ainsi une vérité s’en dégage d’elle-même, échappant à tout procédé scénaristique préconçu.
Un exercice intellectuel rythmé et accessible
Si l’exercice qui consiste à convier de si nombreuses thématiques est à n’en pas douter un exercice que l’on qualifiera d’intellectuel – sans pour autant user du poncif – Suite Armoricaine se démarque pourtant de cette catégorie en proposant un rythme équilibré, évolutif, et en offrant dans son ensemble une lecture très accessible qui peut parler à chacun.
L’équilibre du rythme trouve tout d’abord ses fondements dans la qualité d’écriture du scénario – Pascale Breton fut notamment la scénariste de Catherine Corsini pour Les amoureux, puis pour La Répétition-. Les éléments dramatiques sont distillés au compte-gouttes, de façon très linéaire, progressive et fluide. Le spectateur en attente d’une histoire à part entière n’est pas laissé pour compte, les personnages évoluent dans leur présent, des faits marquants viennent les bousculer. Ces faits provoquent des émotions, des rires ou des larmes, qui eux-même évoluent. Le présent trouve une place importante dans le récit. Ceci dit, en filigrane, il nous semble que le passé, les souvenirs comme les blessures, et le futur, les dessins comme les destins, tiennent une place tout aussi importante. En somme, les trois temps s’enchevêtrent et s’articulent les uns aux autres.
Le rythme de Suite Armoricaine repose également sur les ambiances sonores et la musique, très diverse et présente dans le récit – le groupe de jeunes amis se rencontrait à la salle de la Cité, se rendait aux Transmusicales, accompagnait des groupes dans des concerts dans les bars… On retrouve dans la bande originale des morceaux tels que la Pavane de Holborne, Clockface de Siouxsie and the Banshees, Contort Yourself de James Chance, mais aussi Little Red Hood de Robert Wyatt que vient compléter la musique créée spécifiquement pour le film par Eric Duchamp. Le Rennes musical des années 80, qui comptaient dans ses rangs des Etienne Daho, des groupes comme Stinky Toys (Elli Medeiros et Jacno) ou encore Marquis de Sade, est rappelé via des images d’archives des Transmusicales notamment. Comme nous le confie Pascale Breton, parler de la musique en elle même « prendrait tout un entretien » !
Ces deux éléments viennent donc en contraste nécessaire avec le temps arrêté qu’imposent l’érudition, la conceptualisation, les réflexions qui sont pourtant et de façon évidente au cœur du projet.
L’art et la connaissance thérapeutiques
Parmi les dimensions personnelles de Suite Armoricaine, l’Art tient une part importante dans le récit. Valérie Dréville incarne avec beaucoup de justesse une professeur d’Histoire de l’Art, passionnée par sa discipline, passion intacte qu’elle aime à transmettre. L’Arcadie est le sujet d’étude retenu, symbole tout à la fois littéraire et pittoresque. Peut être peut-on aussi y voir, mais il s’agit là d’une lecture qui reste à démontrer, un symbole qui s’appliquerait à Suite Armoricaine tout entier et par extension à Pascale Breton. Toujours est-il que l’Art est le liant entre les deux personnages principaux, celui qui les unit plus encore que leur passé commun. L’Art transcende, aide à vivre, est une raison à l’existence. Le message passe.
Maelstrom plus encore que suite
Le terme Suite retenu pour le titre du film l’est pour la référence musicale : « une suite est un ensemble ordonné de pièces instrumentales ou orchestrales jouées en concert plutôt qu’en accompagnement ». Cette référence comporte sa part d’ambiguïté. Un titre est une accroche qui vient à nos esprits sans même avoir la moindre connaissance d’un projet. Il nous est possible , et il est très naturel de le faire, de le lier à l’affiche ou aux quelques images qui accompagnent la publicité faite autour du film.
Ici l’affiche retient l’Arcadie, le profil, le regard et le sourire de Valérie Dréville. Pascale Breton nous l’explique très bien dans l’entretien que nous avons eu avec elle. Mais la référence musicale ne transparaît pas. Les premières images mises en avant du film laissaient découvrir également le visage de Valérie Dréville dans un décor verdoyant. Aussi, nous vous l’avouons, nous pensions que la Suite Armoricaine désignait une belle chambre d’un hôtel luxueux en Bretagne. Nous nous trompions bien évidemment. Nous aurions préféré un titre plus littéraire, plus en phase avec les sujets traités, quoi que la note musicale soit effectivement de circonstance.
Certains titres nous viennent tout naturellement à l’esprit, que l’on puiserait aisément dans le répertoire Proustien, pour le rapport au temps, d’ailleurs nous nous en sommes pas privés pour le titre de cet article. A dire vrai, quitte à retenir un mouvement, plus que le concert ordonné, il nous semble que la variation circulaire prédomine. Même si ses deux personnages principaux focalisent l’attention, Suite Armoricaine n’en est pas moins, dans sa construction, un film choral. D’ailleurs, cette forme est celle qui se prête le mieux à la multiplication des perspectives, des points de vue et qui permet d’imbriquer le Destin de plusieurs personnages en un destin quasi unique. Pascale Breton, à ce sujet, soutient que des écrivains tels que Balzac – La comédie Humaine – ou Proust – A la recherche du Temps perdu ne traitent pas tant de personnages que ce que l’on peut croire.
Le vent, pardon, la tempête, élément bien connu des bretons – moins en Argoat qu’en Armor ceci dit – participe également à ce mouvement. Elle marque d’ordinaire les changements de climat, le passage d’un air chaud à un air froid ou réciproquement. Si Pascale Breton n’en fait pas, comme beaucoup d’autres réalisateurs s’attaquant à la spécificité du décor breton avant elle, une carte postale, la tempête intervient bel et bien dans Suite Armoricaine à un moment clé du récit.
La trajectoire circulaire, enfin, permet de faire se confondre les points de départ et les points d’arrivée de façon parfaitement fluide et infinie – tout point de départ peut être un point d’arrivée ou de recommencement.
Pour y faire référence, tout en mettant en avant la démarche littéraire, le terme maelstrom nous semble approprié. Dans son sens propre, un maelstrom désigne un tourbillon sévissant dans les îles Lofoten en Norvège. Dans son emploi littéraire, le mot signifie un « mouvement d’agitation intense qui entraîne irrésistiblement ». Maelstrom, c’est notamment le titre d’un film de Denis Villeneuve, aussi remarquable que confidentiel. Il nous semble, par son ambition de convier le spectateur à un cocktail de thématiques, par le jeu des images, des sons et des suggestions olfactives, par la confrontation entre le choc émotionnel instantané – torrent d’émotions traversé par le personnage de Ion – et le trouble émotionnel digéré – l’angoisse de Françoise dans sa vie parisienne et son relatif détachement -, par le choc également que le retour aux sources produit dans l’esprit de Françoise, qui la pousse à se rapprocher plus encore de ses racines, que Suite Armoricaine donne à voir effectivement un petit maelstrom.
L’atmosphère de Rennes capturée
Certains réalisateurs ne sont jamais aussi bons que lorsqu’ils filment des décors qu’ils ont arpentés, dont ils connaissent les moindres recoins. New York sublime Scorcese, Ferrara ou Jarmush, on imagine mal Leos Carax loin de Paris, Rome a valu à Fellini, Pasolini, ou même Sorrentino quelques-unes de leurs œuvres les plus singulières. Toute proportion gardée, Rennes peut être la muse de Pascale Breton. Car la ville de Rennes respire, pardon, transpire dans Suite Armoricaine. Ses nuits étudiantes musicales et alcoolisées – Ah « La Rue de la Soif » ! – sa composante universitaire – plus de 50 000 étudiants dans une ville qui comportent 250 000 habitants, son ambiance bière tiède et décibels, rock’n’roll voire punk, les Transmusicales, son urbanisme, son symbole architectural – la tour des Horizons – son contraste pour ne pas dire son opposition à la vie parisienne chic et assagie, la ville, dans sa composante vivante, bien plus que ses seuls décors, offre un cadre, une histoire, presque un personnage supplémentaire à Suite Armoricaine.
Un film, un vrai
Ne vous y trompez surtout pas. Suite Armoricaine est bien plus universel et accessible que son habillage ne semble l’indiquer. Si la référence à la langue bretonne parlera à n’en pas douter aux bretonnants, si le récit s’inscrit fortement dans le contexte de l’Université de Rennes 2 et intriguera ou séduira tout naturellement ceux qui y sont ou y sont passés, si le massif armoricain – et non l’Armorique dont l’étendue géographique allait de Dieppe à la Vendée – se trouve effectivement le lieu des souvenirs, ne vous attendez aucunement à découvrir un film qui toucherait cette seule cible, à dimension régionaliste comme peut l’être un documentaire France 3. Oh que non !
Suite armoricaine s’avère un projet très ambitieux, intellectuel et non intellectualisant, dense, riche, à la narration fluide. Que ce soit la photographie, les lumières et décors, la dramaturgie, la direction d’acteurs, et plus encore la musique et les ambiances sonores, tous font l’objet d’un même soin, d’une même exigence, comme on peut la retrouver dans des œuvres au budget autrement plus conséquent. A son bénéfice, la différence se situe dans la liberté de production : les recettes et combines à succès sont laissés de côté; les thèmes abordés, inhabituels, n’ont pas été mis de côté ou recentrés, et plus encore l’alchimie entre ceux-ci ne souffre d’aucun consensus mou qui en aurait ôté la sève. Un tel projet fait du bien, il prouve, si besoin en était, que le cinéma laisse aujourd’hui encore une grande place à la réinvention de son Art, du côté des impressions, du côté des productions libres et alternatives. D’ailleurs, Suite Armoricaine a reçu un excellent accueil critique dans un festival aussi exigeant que l’est celui de Locarno, et le journal Le Temps s’est par exemple fendu d’un article élogieux.
Si vous souhaitez en savoir davantage voici un entretien avec la réalisatrice Pascale Breton en 3 actes.
Voici une interview en breton puis en français de l’acteur masculin principal, Kaou Langoet:
Découvrez enfin la bande annonce:
Be First to Comment