Vingt-deux ans après son passage à Cannes, la force d’Old Boy de Park Chan-wook n’a jamais faibli. Son aboutissement artistique réside dans cette capacité à susciter sans cesse curiosité et stupeur, comme si le film se transformait à chaque nouveau visionnage. Old Boy sait se révéler à nous avec le temps et, à considérer tous les éléments qu’il recèle, ces détails qui ont toujours été devant nos yeux, nous devinons sa nature profondément dérangeante : Et si l’homme derrière ce film n’était pas celui dont le nom apparaît au générique ? Dans le film, un père de famille sans histoire nommé Oh Dae-su (Choi Min-sik) est transformé en machine de guerre après 15 ans d’emprisonnement, sans en connaître les raisons. Durant sa captivité, après de longs moments de désespoir, il débute la planification de sa vengeance contre son mystérieux ravisseur. L’histoire prend une tournure inattendue lorsqu’il est subitement libéré, là aussi sans aucune explication. Oh Dae-su se voit enfin offert l’occasion de penser son projet de représailles mais peut-il faire le poids face à un adversaire hautement plus préparé et méticuleux ? Son redoutable antagoniste porte le nom de Lee Woo-jin (Yu Ji-tae), un homme d’affaire aux allures de gangster chic. Sous ses airs d’Apollon en costume trois pièces se cache un être pervers à tendance sadique qui ne vit que pour se venger d’Oh Dae-su et de l’irréparable péché qu’il a commis à son encontre. Old boy met en place un jeu de vengeances croisées entre Lee Woo-jin et Oh Dae-su. Si ce dernier s’avère bel et bien le héros de ce film, Park Chan-wook lui privilégie son antagoniste, qu’il érige en double cinématographique. En prenant le rival du héros comme avatar, le réalisateur sud-coréen tend avant tout à remettre en question les mécanismes de vengeance qui sous-tendent la majorité des « revenge movies ». Dans cette optique, Park Chan-wook met à profit chaque dimension du film (le scénario, la mise en scène et la musique) afin de créer un dédale d’éléments visuels mettant en lumière le contrôle de Lee Woo-jin sur le récit.
« Telle la gazelle de la main du chasseur, tel l’oiseau de la main de l’oiseleur, si tu veux vivre, dégage toi ! »
Une douce musique lancinante accompagne le générique de début, nous plongeant dans une ambiance sereine et mélancolique. Puis, alors qu’apparaît la mention « a chanwook park film », un poing fait irruption à l’écran. La bande originale devient frénétique et percutante tandis que ce poing, solide comme un roc, tient fermement la cravate d’un homme apeuré. Le poing… Voilà l’arme de prédilection. Malheureusement pour Oh Dae-su, ses poings ne peuvent lui porter secours pour lutter contre le piège tentaculaire que Lee Woo-jin lui a concocté. Confronté à la vengeance d’un homme bien plus redoutable que lui, Oh Dae-su s’avère condamné d’avance, ne se doutant pas du danger qui se profile. En effet, Lee Woo-jin dicte chacune des étapes du parcours d’Oh Dae-su par le biais de suggestions hypnotiques, en le dirigeant inconsciemment dans la gueule du loup. Un stratagème aussi démoniaque soulève néanmoins une question : le plan machiavélique de Lee Woo-jin ne vaudrait-il pas scénario du film en lui même ? Quand bien même il s’en croit le personnage principal, Oh Dae-su demeure entièrement à la merci de Lee Woo-Jin, qui aurait imaginé, scénarisé et mis en scène le parcours, manipulant sa victime à sa guise durant la totalité du film.
Lee Woo-jin, l’homme qui parlait à la caméra
Nombre d’éléments narratifs troublants mettent en lumière la main-mise de Lee Woo-jin sur le déroulé d’Old Boy : Tout d’abord, Lee Woo-jin connaît toujours à l’avance l’itinéraire d’Oh Dae-su. Dans une scène de nuit, alors que Lee Woo-jin prend des photos d’Oh Dae-su, Lee Woo-jin prononce cette phrase étrange : « Va te coucher ! Tu dois être en forme demain pour aller voir Joo-hwan dans son cybercafé« . Scène suivante : où se rend Oh Dae-su ? Dans le fameux cybercafé où travaille son frère qu’il n’a pas vu depuis la nuit où il s’est fait enlevé… A vrai dire, notre personnage principal nous évoque davantage un pantin qu’un guerrier à la volonté de fer. Il agit surtout en individu servile et aveugle. Quasiment réduit à l’état animal après 15 ans d’emprisonnement, il erre dans un immense labyrinthe sans en voir les murs. Son seul échappatoire, lui semble-t-il : découvrir les raisons cachées de son enfermement. Cependant, Oh Dae-su se trompe assurément de question : il ignore celle qui pourrait lui révéler la vérité de son sort. Lee Woo-jin lui signifie alors, peu avant le climax final du film, au moment de révéler ses intentions : « Tu continues à poser la mauvaise question alors comment peux-tu trouver la bonne réponse ? Ce n’est pas « pourquoi Lee Woo-jin m’a enfermé ? mais pourquoi il m’a libéré ? »
La libération d’Oh Dae-su s’avèrera tout aussi étrange que son enlèvement mais, probablement par crédulité, notre protagoniste ne s’en étonne pas plus que cela. Préférant croire que Lee Woo-jin se joue de lui en simulant un acte de libération, Oh Dae-su se refuse à voir que ce rebondissement inattendu cache en réalité la clé du mystère. Après lui avoir rendu sa liberté, qu’attend donc Lee Woo-jin d’Oh Dae-su ? Quels sont ses projets ? Au lieu de se méfier, Oh Dae-su baisse la garde et s’abandonne, sans le savoir, au jeu cruel de son bourreau. En changeant de perspective, cette réplique de Lee Woo-jin révèle qu’elle ne s’adresse pas seulement à Oh Dae-su: elle interpelle aussi le public. Notoirement, les habitués des films de vengeance qui spontanément pourraient prendre le parti de la victime, aveugles aux motivations du bourreau. Lee Woo-jin, en s’adressant autant aux spectateurs qu’à Oh Dae-su, entretient avec eux un lien aussi subtil que trouble. Ces interactions se matérialiseront, vers la fin du film, par de nombreux regards caméra lors de l’ultime confrontation avec Oh Dae-su. Tandis que Lee Woo-jin brise le mur sous ses yeux, il lui révèle le plan insensé dont il a été, malgré lui, la pièce maîtresse. Bien que ce long monologue soit réservé à Oh Dae-su, il s’adresse tout aussi subtilement au public, incapable de deviner le drame qui se profile devant leurs yeux. D’ailleurs, par le regard et le ton théâtral d’un conteur, Lee Woo-jin laisse entendre à Oh Dae-su qu’un public invisible suit la scène, comme s’il s’apprêtait à raconter la légende du cavalier sans tête : » Ecoutes attentivement, Mon histoire est vraiment drôle. » Lee Woo-jin impose les interrogations du film à Oh Dae-su Lee Woo-jin tel le Sphinx se jouait Œdipe. Sur ce sujet, Park Chan-wook a depuis révélé que l’écriture d’Oh Dae-su s’inspirait directement de celle d’Œdipe. Les similitudes entre ces deux histoires, notamment sur les thèmes de l’enquête, de la crise d’identité et de l’inceste, font du mythe d’Œdipe une référence centrale.
Le lien ténu entre Old Boy et Funny Games
Lee Woo-jin rappelle quelque peu le personnage de Paul (Arno Frisch) dans Funny Games en plus subtil. Dans le film d’Haneke, Paul maîtrise, à l’instar de Lee Woo-jin, l’entièreté de la narration dans lequel il enferme une famille bourgeoise innocente, qui plus est, il leur annonce qu’ils ne survivront pas à leurs « jeux amusants ». Il multiplie les regards caméra et va même interpeller le spectateur pour qu’il décide du sort de ces pauvres gens – et donc de la suite de l’histoire. La famille tente de jouer le jeu, espérant s’en sortir à la fin… en vain, les dés étant pipés depuis le début. Lee Woo-jin, de son côté, s’avère tout aussi direct lorsqu’il parle face à la caméra: arborant un sourire autosatisfait, il s’adresse aux spectateurs pendant qu’il expose, tel un méchant dans James Bond, son stratagème vengeur. Ceci étant dit, la subtilité du regard caméra dans Old Boy rend Lee Woo-jin bien plus insaisissable et joueur. Il n’en demeure pas moins qu’au même titre que Paul, il réussit l’exploit macabre d’imaginer un scénario plein de suspense et de mystère qui porterait le titre d’Old Boy et dont le personnage principal s’appellerait Oh Dae-su.
Oh Dae-su, un monstre tout en références
Au cœur d’un scénario complexe, Oh Dae-su échoue à obtenir des réponses aux questions posées par Lee Woo-jin. Cependant, il ne peut pas jeter la faute sur son ennemi juré. Bien au contraire, Lee Woo-jin aiguille pas à pas le protagoniste principal – dans le film – afin qu’il découvre la vérité. Pour se faire, il dissémine toutes sortes d’indices faisant référence de manière plus ou moins subtile à des œuvres littéraires. Après avoir été libéré de sa geôle, Oh Dae-su rencontre une jeune fille du nom de Mido qui, pour tromper sa solitude, discute avec un homme en ligne – le bras droit de Lee Woo-jin. Lorsqu’elle lui parle d’Oh Dae-su, il lui répond « Montecristo« . Oh Dae-su s’en mêle tandis que l’homme mystère lui écrit « Comment te sens-tu dans la grande prison ?« . Dans les faits, Oh Dae-su n’est jamais sorti de « sa grande prison« . Lee Woo-jin sait où il se trouve et l’observe discrètement, prévoyant le moindre de ses pas. Quand Oh Dae-su le rencontre enfin et se jette à son cou, celui-ci, toujours aussi joueur, lui donne le nom de « monsieur monster » et ajoute : « Vous êtes bien le monstre que j’ai créé. » Outre Montecristo, Oh Dae-su convoque la créature de Frankenstein, qui, dans le roman, voue une vengeance farouche à son créateur pour l’avoir métamorphosée en monstre. Contrairement à ce qui se pratique couramment dans la pop culture, un cinéaste n’a guère motif à exhiber si ostensiblement ses références, sauf si celles-ci trahissent une intention dissimulée. Lee Woo-jin prend un malin plaisir à révéler les œuvres littéraires qui l’ont inspirées pour mettre en place son piège. Dans ce jeu pervers à la mécanique froidement contrôlée, il façonne Oh Dae-su à partir de deux des plus célèbres personnages de la littérature mondiale comme un sculpteur en train de créer sa plus grande œuvre d’art.

Lee Woo-jin, en avatar de Park Chan-wook
Lee Woo-jin semble avoir écrit Old Boy et eut pu tout aussi bien en être réalisateur. Dans Old Boy, nous observons sans cesse sa propension à se mettre en scène, à faire en sorte que les cadrages lui soient favorables, de façon dynamique et précise, pour que sa vengeance n’en soit que plus magnifiée. La gestuelle de Lee Woo-jin fait l’objet d’un découpage très précis. Ses mains et sa bouche font l’objet d’une attention toute particulière, en plans très rapprochés, lesquels se font beaucoup plus rares pour Oh Dae-su hormis quelques expressions de visage ou des yeux. En d’autres termes, Lee Woo-jin définit l’action et dirige le regard du spectateur par le moindre de ses mouvements tandis qu’Oh Dae-su se retrouve condamné à regarder silencieusement, impuissant face à la domination de celui qu’il jure de tuer.
Les cadrages accentuent un autre aspect du film : les personnages souvent bloqués entre un mur et le bord du cadre. Leur quête vengeresse demeure en réalité leur prison. Alors qu’il maîtrise chaque aspect du film, Lee Woo-jin pense sortir glorieux de sa revanche longuement pensée mais son obsession enfin assouvie laisse un vide dans son âme. La fin de sa haine pour Oh Dae-su, qui l’aura occupé la majeure partie de sa vie, le mènera finalement au suicide lorsqu’il ressentira à nouveau la douleur violente causée par la mort de sa sœur. Note finale mélancolique et relativement ironique pour un homme qui voyait la vengeance comme un remède !
Lee Woo-jin, chef d’orchestre du film
Outre ses qualités visuelles, le film possède une bande originale obsédante où chaque morceau agit en leitmotiv et participe en grande partie à la profondeur émotionnelle du film. Lee Woo-jin en joue habilement : il place judicieusement des éléments visuels et sonores à même de nous interpeller sur sa maîtrise du film. En s’immiscant naturellement dans le film, la musique s’impose comme l’élément le plus révélateur du contrôle de Lee Woo-jin sur le récit . A trois reprises, Lee Woo-jin nous fait écouter la mélodie Cries and whisperers. Lors de sa première confrontation avec Oh Dae-su, il activait un lecteur CD jouant la musique, contribuant à l’ambiance de la scène. La sonnerie du téléphone portable d’Oh Dae-su joue alors une version revisitée du morceau. Enfin, durant la scène finale, Lee Woo-jin se met à fredonner cette même mélodie. Nous comprendrons plus tard que cette valse reprend le motif de la sœur défunte. Un autre titre de la bande originale, The Big Sleep, entendu lors de la dernière séance d’hypnose, participe lui aussi activement à la scénographie — l’effet s’en fait pleinement sentir au moment où la bande s’arrête brusquement, le magnétophone de Lee Woo-jin arrivé en bout de course. Ce plan étrange, qui brise soudainement le rythme et l’atmosphère de la séquence, suggère que cette scène d’hypnose, censée avoir lieu après la mort de l’antagoniste, entre elle-même dans le « scénario« . La musique agit donc en élément méta du film.
Tout indique donc que Lee Woo-jin, pour concevoir son piège fatal, a pris les rênes du film, à nous demander s’il n’en fut pas le réalisateur. Mettant à profit chaque aspect de la création d’un film, de la mise en scène à la musique, la toile tissée autour d’Oh Dae-su donne à voir des représailles parmi les plus sadiques et créatives de l’histoire du cinéma. Si l’on se réfère à Bong Joon-ho lors de son discours aux Oscars 2020, Martin Scorsese aurait prononcé ces mots : « Ce qui est le plus personnel est le plus créatif ». Quoi de plus intime qu’un désir de vengeance ? L’esthétique d’Old Boy en explore les ressorts jusqu’à transfigurer ce désir en art.










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