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L’Aventure de Mme Muir – Un art de la tension

Mis à jour le 29 mai, 2016

Le premier mérite de la ressortie en salles cette semaine de L’Aventure de Mme Muir (The Ghost and Mrs Muir, 1947) sera de permettre aux jeunes cinéphiles de découvrir l’un des premiers films réalisé par Joseph Leo Mankiewicz. Injustement méconnue, la première partie de sa carrière annonce la singulière beauté de La comtesse aux pieds nus (1954), l’érotisme épique de Cléopâtre (1963), la réflexivité ludique de Guêpier pour trois abeilles (1967), le délicieux sadisme du Reptile (1970), ou l’intelligence labyrinthique du Limier (1972). Mankiewicz occupe une place particulière dans le système du classicisme hollywoodien, son parcourt reflétant le caractère atypique de sa personnalité artistique. C’est au début des années trente que Mankiewicz commence sa carrière hollywoodienne après un passage à Berlin aux studios de la UFA. Engagé comme scénariste et dialoguiste à la Paramount, Mankiewicz se tourne ensuite vers la Fox et la production. Ses débuts derrière la caméra sont fortuits : en 1946, la Fox lance le tournage du Châteaux du dragon sous la direction de Ernst Lubitsch. Ce dernier tombe malade et nécessite un remplaçant. Scénariste du film, Mankiewicz prend en charge cette nouvelle tâche et s’en acquitte à merveille, réussite qui lance sa carrière de réalisateur. Entre fantastique gothique, mélodrame et discours social, le Château du dragon exprime une volonté de se jouer des codes génériques au profit d’un mélange des registres. Cette autonomie artistique se vérifie par la triple-fonction du cinéaste à la fois scénariste et producteur de ses films, que ce soit pour une major hollywoodienne, ou de 1952 à 1963, pour sa propre société de production, la « Figaro Inc. » Du monde, Mankiewciz n’en réclame que le versant artistique, c’est-à-dire l’artifice de la scène de spectacle.  L’une des constantes de son cinéma tient en effet à la remise en cause de la perception, altérée par les sentiments ou modifiée par le passage du temps. Chez Mankiewicz, les points de vue se chevauchent sans cesse, se contredisent, se révèlent par l’opposition et la rupture. Un doute, toujours, se poursuit : celui propre à une subjectivité qui projette dans l’espace les images de son imaginaire affectif. De cet entre-deux constant résulte une tension propice à un basculement créatif, dont il s’agira ici d’entrevoir quelques principes.

Entre vie et mort

Notons d’abord que L’Aventure de Mme Muir partage de nombreux points communs avec Le Château du dragon. Dans les deux films, le drame s’articule autour d’une jeune femme dont la découverte d’un espace inédit permettra de lancer l’action. Qu’il s’agisse d’un château ou d’une demeure côtière, la délicieuse Gene Tierney doit apprivoiser les lieux pour en percer les mystères. Chaque espace abrite une figure étrange : l’énigmatique Nicholas Van Ryn (Vincent Price) ou le spectral Daniel Gregg (Rex Harrison), dont les destins seront troublés par l’arrivée de la jeune épouse (Le Château du dragon) ou de la veuve consolée (L’Aventure de Mme Muir). Dans le premier cas, Gene Tierney doit affronter le déclin mortuaire d’un lieu clos et replié sur lui-même. Espace-tombeau, le château, promis aux ruines, fait peser une menace sur ses occupants. Il s’agit donc pour l’héroïne d’échapper à l’emprise maléfique du lieu et de son propriétaire. La situation se résoudra par l’arrivée d’un troisième personnage, dont la profession médicale signale par avance sa capacité salvatrice et vitale. Dans L’Aventure de Mme Muir, la question est plus complexe car c’est le revenant qui incarne tout à la fois la fonction de vie et de mort. Dans l’entre-deux spatial et temporel, Daniel Gregg entre en contact avec Lucy Muir et entretient avec cette dernière une relation partagée entre la crainte et l’amour, l’impossible conciliation et l’obligée séparation. Si dans Le Château du dragon, le XIXe siècle américain figurait un basculement modifiant tout à la fois la hiérarchie des sentiments et celle de la société, dans L’Aventure de Mme Muir, le début du XXe siècle britannique ne déborde jamais le cadre strictement intime de la romance et de la subjectivité féminine. Il est ici question d’aliénation et de délivrance, d’une irréductible volonté de vivre qui dépasse le cadre matériel du plan pour se prolonger sur l’autre rive du hors-champ.

Entre ombre et lumière

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Le scénario de L’Aventure de Mme Muir pose une question fondamentale de mise en scène : comment représenter la mort, et a fortiori, comme filmer sa revenance ? Le film de Mankiewicz prévient les futurs procédés du cinéma fantastique. L’éclat de lumière connote la présence de l’altérité fantomatique, venant défigurer l’espace de sa sur-nature essentielle. Autre manière de représenter l’infigurable  : l’usage de la métonymie qui prend ici la forme du portrait et de l’ombre. La première apparition du disparu se produit en effet par l’entremise du tableau, éclairé en un point par un rond de lumière. Le projecteur, car c’est bien de cela qu’il s’agit, rend sensible la présence (le visage)-absence (la peinture) constitutive de la figure spectrale. Cette promiscuité singulière unissant dans un même esprit la lumière et l’ombre, n’est pas sans rappeler les traits caractéristiques du dispositif cinématographique. Car cette revenance ainsi actualisée peut se généraliser à l’ensemble de la représentation : qu’ils soient morts ou vivants, chaque acteur n’est qu’un fantôme venant hanter les salles obscures des cinémas.  L’ombre projetée sur l’écran nécessite la lumière pour apparaitre et se mouvoir. Le mouvement d’ailleurs est prédominant dans l’œuvre de Mankiewicz : le travelling affirme la présence de l’invisible et acquiert par son entremise une autonomie esthétique. L’association antithétique rappelle celle qui unit dans un même mouvement – de caméra – la vie et la mort, Lucy et Daniel.

Entre espace et temps

Nous l’avons déjà dit, l’espace joue un rôle primordial dans le film de Mankiewicz. Lieu-clé de l’action, personnification de la rencontre amoureuse, la demeure connote par ailleurs un espace proprement temporel. Habité par un revenant, la maison se présente comme le lieu d’un passé qui, comme l’aurait écrit Faulkner, n’est pas encore passé. Le fantôme rend possible la cohabitation temporelle. Être du passé venant hanter le présent, le revenant vient rappeler à l’humain sa condition prochaine : la mort que promet tout avenir. Le traitement de ce triple rapport, passé-présent-futur, passe par la subjectivité du souvenir. Mankiewicz joue de l’ellipse à travers les fondus enchaînés d’un montage lyrique se faisant succéder à l’écran les remous aquatiques d’une mer agitée. La composition de Bernard Herrmann prend quant à elle des consonances romantiques, le leitmotiv servant l’idée de résurgence et de réminiscence. L’affect structure alors le passage du temps. La marche de Mme Muir sur la plage ne tend qu’à un seul but : rejoindre l’au-delà de l’être aimé.

L’Aventure de Mme Muir prouve – s’il le fallait encore – la densité réflexive que permet le cinéma de genres. La bleuette légère prend ici la forme d’un discours sur le cinéma et ses possibilités esthétiques. Tout se résume chez Mankiewicz à la configuration d’un espace-temps habité par des êtres entrainés par un mouvement défiant l’arbitraire des catégories. Entre la vie et la mort, l’ombre et la lumière, l’espace et le temps, c’est l’émotion qui prime et emporte avec elle le destin des deux amants. Au lecteur qui aimerait en savoir plus sur la vie et l’œuvre de Joseph Leo Mankiewicz, nous lui conseillons la lecture de l’érudite et ludique monographie que lui a consacré N. T. Binh, publiée chez Rivages en 1986, ainsi que la passionnante biographie écrite par Pascal Mérigeau, publiée en 1993 chez Denoël.

 

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