Mis à jour le 15 juillet, 2024
Un film de Julien Paolini
Sortie le 17 juillet 2024
Avec: Syrus Shahidi, Alexis Manenti, Karidja Touré, Steve Tientcheu, Foëd Amara, Sabrina Ouazani, Hortense Ardalan, Zacharie Chasseriaud
Angelo, flic idéaliste, veut changer de métier. Il se jette corps et âme dans les histoires de son quartier afin de rééquilibrer son karma. L’histoire d’une amitié et d’une emprise dans le Paris de Château Rouge ; une ode aux invisibles, à la contrebande et aux poètes de la rue ; une équipée humaniste, plongée électrique dans le sillon du film noir.
Karmapolice définit dès son titre et son épigraphe une thèse originale pour un film policier : le Karma dont la loi implique que « chaque être en souffrance doit revivre sa souffrance jusqu’à trouver la réponse » fait en quelque sorte son propre ménage. C’est cette police du destin qu’expérimente Angelo (Syrus Shahidi), flic en arrêt, qui se heurte aux murs d’un labyrinthe intérieur. Le périmètre restreint du quartier de Château Rouge dans le 18ème arrondissement de Paris sert de cadre à sa catabase, plongée aux Enfers à la suite d’une bavure au secret bien gardé. Surfer sur la vogue des spiritualités indiennes permet à Julien Paolini de revisiter les classiques du film noir et le personnage-type du flic basculant dans la marginalité. Ici ce combat de Jacob contre l’Ange est incarné par celui d’Angelo contre Anselme (Steve Tientcheu), qui peut se voir comme le dédoublement interne d’Angelo et de son double maléfique, la métaphore du combat et du théâtre intérieur étant filée tout au long du film. Des échos lointains à la période allemande de Fritz Lang ressuscitent l’imaginaire expressionniste des lieux interlopes dans une France qui n’est pas loin de la République de Weimar décrite dans le premier Docteur Mabuse.
Le quartier de Château Rouge prend la valeur symbolique d’un locus horribilis dans lequel Angelo va mener son combat contre lui-même. La réussite du film réside dans la manière de filmer ce quartier : scènes de rues, vendeurs de cacahouètes, boucheries et épiceries africaines, immeubles louches, habitants pittoresques, commerces exotiques, poulailler collectif…Le quartier accède au statut mythologique d’un purgatoire ou d’un lieu de pesée des âmes, rendu de façon particulièrement vivante grâce à la mise en scène des habitants qu’introduisent les photographies frappantes du générique sur le drame du crack dans la population de migrants ayant trouvé refuge dans le nord de Paris. En cinéaste de films de gangsters, Julien Paolini décrit avec une précision sociologique Paris et sa banlieue.
Le réalisateur construit une atmosphère étrange de faux semblants, faite de la moiteur de personnages suant l’angoisse et la mauvaise conscience. La mise en scène d’ambiances troubles où sexe et drogues s’échangent, de rues et de bars louches où les mafias exploitent la pauvreté, de l’appartement aux néons anxiogènes d’Angelo et Pauline, de trous à rats glauques, de passages secrets et de caches complètent cet univers Langien. Cet immense piège à rats est un décor à fausse-trappes. Les rats sont les crackers, prostituées, personnages au passé trouble comme Poulet (Alexis Manenti) qui fait police de quartier, commerçants, mafieux, SDF de l’association caritative où Angelo prend bénévolement du service pour exorciser ses démons. Même les pigeons, ces « rats des airs » traversent l’image comme dans la bande-son. Les fausses trappes se multiplient dans l’immeuble d’Angelo, convoquant encore une fois les tours de passe-passe du docteur Mabuse dans les lieux de plaisir de Berlin masquant des des arrières-salles, des pièces borgnes, ou des planques, mais encore les décors lynchiens évoquant attractions de foires et tours de prestidigitation, boîtes de Pandore renvoyant au trou primitif autour duquel s’est noué le drame du policier.
Aux ambiances nocturnes, aux lieux interlopes et aux personnages de marginaux, croquant un milieu social typique du film noir, répond le suspense du thriller psychologique. Le personnage d’Angelo, accomplissant aveuglément le destin contenu dans son prénom, s’accroche à toute mission-suicide conduisant à l’héroïsme et à la rédemption. Il alimente dans les bas-fonds de Château Rouge son besoin de quête spirituelle et d’enquête policière pour rejouer la scène primitive jusqu’à la résoudre.
Pour suggérer cet univers expressionniste, l’image et la lumière d’Hadrien Vedel révèlent la poésie noire des faubourgs lors de scènes de rues nocturnes quand Angelo passe en courant devant les terrains vagues ou sous les bretelles du périphérique, déambule dans les rues Dejean et Poulet, ou erre dans les couloirs labyrinthiques de son immeuble à la recherche d’Anselme. Les effets de silhouette et de lumières tombantes ou irradiantes depuis les néons et les éclairages publics, très léchés, contribuent au style poisseux de l’univers délinquant. La bande son volontairement confuse lors des écoutes de la chambre d’Elena depuis l’appartement d’Angelo, contribue à l’étrangeté du lieu dans lequel les sensations se déforment au contact du fascinant Anselme.
La bande originale contribue aussi à la mise en scène du drame par des thèmes musicaux (musique originale de David Guillon et Pasquale Filastó) aux mélodies basses et lancinantes entretenant la tension de la possibilité d’un débordement imminent. Coordonnés à cette photographie et à cette ambiance sonore sombre, les décors de Lisa Paolini, des néons à cornes aux rideaux à perles en passant par les miroirs, jacuzzi et tapisseries miteuses, contribuent à l’illusionnisme. L’appartement apparaît comme un lieu autre, à part, un seuil, volontairement insituable dans la temporalité et la géographie cinématographiques, mais faisant signe vers les scènes de théâtre ou de prestidigitation qui jalonnent certains films de David Lynch comme Twin Peaks ou Mulholland Drive
La présence à l’écran d’une génération montante d’acteurs prometteurs est enthousiasmante. La direction paraît parfois un peu inégale pour Poulet (Alexis Manenti, connu pour Les misérables de Ladj Ly ou Athena de Romain Gavras) et pour Pauline (Karidja Touré, connue Bande de filles de Céline Sciamma) parce que tous les personnages mentent ou dissimulent quelque chose : Poulet est flic sans l’être, Pauline n’est pas convaincue d’être au bon endroit avec la bonne personne. Hortense Ardalan (Elena), plus lisible, se distingue en prostituée camée soumise à Anselme (Steve Tientcheu) qui remporte la palme du jeu énigmatique. L’interprétation convaincante de Syrus Shahidi triomphe dans une métamorphose finale qui établit son choix identitaire par une transformation physique assez spectaculaire montrant sa palette de jeu. Parfois, la naïveté des motivations des personnages déjà travaillés par la corruption ou par le jeu dangereux qu’Angelo alimente par un discours auto-persuasif de bienfaisance dénote avec une critique sociale plus profonde qui montre que le bien ne se trouve pas forcément là où on l’attend, qu’il n’est peut-être nulle part et que le manichéisme du Bien et du Mal est peut-être lui-même obsolète. De même, les thèmes de la drogue et de la rédemption personnelle paraissent parfois artificiellement raccordés, le personnage principal n’étant finalement concerné que par une lutte chevaleresque contre le crack devenue aussi addictive que le produit, mais dont la cause n’est pas élucidée.
Si l’aspect artisanal et social du film fait assurément son charme, le montage n’évite pas toujours les redondances lors des déambulations nocturnes expriment les obsessions d’Angelo (« T’es qui Anselme ? »), ou des scènes au pathos appuyé lorsque Angelo croit revoir une victime, rentre pleurer chez lui et que Pauline lui demande s’il a pris ses médicaments. Le dosage dans les déclinaisons des faux-semblants est la difficulté majeure à laquelle se confronte le film. Des scènes avec Kemar (Foëd Amara) sonnent presque faux tant elles suent le malaise, mais sans qu’on l’identifie au départ. Des scènes comme celle de l’introduction d’Angelo dans l’association caritative qui laisse l’impression d’un pittoresque un peu sur-joué par Poulet, trop démonstratif pour le bienfaiteur qu’il prétend être, comme quand il prédit l’avenir des usagers avec les horoscopes. Le film décline donc les faux-semblants.
Enfin, une tension vers le storytelling de série contredit l’aspiration cinématographique en surchargeant l’intrigue : la scène où Angelo entre chez Elena qui ne le reconnaît pas et le prend pour une mule, les détails prosaïques de la vie du couple lors de visites d’appartements faites par des agents immobiliers abusifs ne paraissent pas forcément nécessaires telles quelles. D’autres scènes méritent des réglages plus précis : l’étrange domination sexuelle et la chanson que chantonne Anselme (rappelant celle de M. le Maudit de Fritz Lang), la scène de course-poursuite du voleur dont la chute, c’est le cas de le dire, tombe à plat ; la scène du barbecue qui dégénère en beuverie entre collègues flics où Angelo manque révéler son secret… Dans ces scènes typiques d’un mode de socialisation contemporain, la tension dramatique paraît mal maîtrisée parce que percutant les enjeux narratifs avec des éléments exogènes.
Ainsi Karmapolice séduit par les bizarreries et ambiances captieuses et captivantes des bas-fonds de Paris et de l’âme d’Angelo. Ce film noir et social décline une poétique traversant l’histoire du cinéma pour produire une sorte de rêverie sur les voies de la destinée qui pourrait être le produit de l’imagination d’Angelo, héros moderne en quête de sens dans le théâtre d’un réalisme social qui nous suggère la réplique de Hamm dans En attendant Godot de Samuel Beckett : « Réfléchissez, réfléchissez, vous êtes sur terre, c’est sans remède ! »
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