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Le Jour se lève – Un transport poétique

Mis à jour le 29 mai, 2016

Il y a deux ans, la ressortie en salles en une superbe copie restaurée des Enfants du paradis (1945) permettait au public français de (re)découvrir Marcel Carné. Œuvre fleuve, symbole d’une France libérée, le film restituait l’image d’un cinéaste en proie à la folie des grandeurs. Ce retour de Carné sur le devant de la scène cinéphilique ne doit cependant pas faire oublier l’autre pan de sa filmographie. Intimiste et contemporain de son époque, Le Jour se lève, réalisé en 1939, peut apparaitre comme le reflet inversé des Enfants du Paradis. Pourtant, un lien se tisse entre les deux films, passage qui assure l’homogénéité d’un miroir à deux faces, opposées mais complémentaires. La ressortie en salles de ce chef d’œuvre du cinéma français des années trente, nous permet d’entrevoir la complexité toute limpide du cinéma de Marcel Carné, auteur aujourd’hui libéré des méprises qui entachèrent trop longtemps la grandeur de sa production.

Un voyage temporel

Dans Les Enfants du Paradis, le Paris du XIXe siècle se faisait allégorie historique de la France occupée. Ce passage du passé au présent, prenant la forme d’un soucis anachronique jamais souligné, structure la forme du Jour se lève. Des cris s’échappent d’une chambre, un coup de feu retentit. Un homme, touché, s’écroule dans une cage d’escalier. Valentin (Jules Berry), dresseur de chiens et escroc, est la victime ; François (Jean Gabin), ouvrier, est l’assassin. Toute une nuit, enfermé dans sa chambre, François va se rappeler les circonstances de son geste, les raisons qui ont poussé son cœur à en finir. Il y eut bien sûr une femme, Françoise (Jacqueline Laurent), jeune et belle fleuriste déflorée par Valentin le séducteur ; puis une seconde, Clara (Arletty), ancienne partenaire du dresseur, marquée par la vie et l’amour. De cette tragédie sentimentale s’échappera un cri de désespoir, signal d’une fin imminente dont Carné filmera les prémisses. Car dans sa chambre, François projette ses souvenirs. Le reflet criblé de balles, premier acte de remémoration, offre au personnage le triste spectacle de sa mort annoncée. Puis, ce seront les objets, indices du temps passé, qui se feront les relais de la mémoire. Par une série de fondus enchaînés, le cinéaste propose aux regards de Gabin et du spectateur un contrechamp poétique.

Le réalisme poétique

L’étiquette « réalisme poétique », renvoyant à un mouvement plutôt qu’à un genre, regroupe certains films français des années trente. Le film de Carné s’inscrit d’emblée à l’intérieur des préoccupations socio-esthétiques de son époque de production. Le Jour se lève est réaliste par son scénario, écrit par Jacques Viot et adapté par Jacques Prévert (qui signe aussi les dialogues). François est un ouvrier fatigué et usé. Sa toux signale la douleur du labeur, sous-entend la plainte que le héros finira par hurler. Depuis sa fenêtre, François observe ses concitoyens regroupés dans la rue. Le héros clame alors sa fatigue et son impuissance, accuse l’ignominie du travail qui asservit le corps et corrompt l’âme. Carné filme en gros plans les visages qui composent la foule, individualise la peine bientôt recluse dans le hors-champ par l’arrivée de la police.

Le jour se lève est poétique par ses compositions et ses décors. La photographie cosignée par Curt Courant, André Bac, Philippe Agostini et Albert Viguier, s’offre toute entière à la rêverie et aux cauchemars. C’est la nuit ébène qui annonce le drame, plongeant les amoureux dans les limbes de la passion. C’est la lumière qui transperce les vitres et illumine les corps de François et Françoise, entourés de fleurs, symboles contradictoires d’espoir et de perdition. Les volutes de cigarettes confondent l’espace de l’esprit et du corps, fracture qu’achève la brisure du miroir, interrompant pour un moment le mouvement musical composé par Maurice Jaubert. Alexandre Trauner, le décorateur, amplifie encore l’onirisme de l’œuvre par la conception de maquettes et d’espaces permettant le libre parcours de la caméra. Beautés mouvantes et évanescentes.

Tout entier tourné vers sa fin que figure un horizon inatteignable, Le Jour se lève révèle a posteriori la modernité de Carné. Les inventions formelles et scénaristiques permettant les passages temporels annoncent le Citizen Kane (1941) d’Orson Welles, tandis que le jeu de Gabin passant du murmure au cri dans l’instant d’une tension corporelle, préfigure le style des acteurs américains de la Méthode. Assurément, Le Jour se lève nous transporte, d’un discours social à une (dés)illusion poétique, du passé au présent, de l’amour à sa mort.

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