Mis à jour le 14 mai, 2018
En sortie DVD, Blu-ray et VOD ce 3 mai, La région sauvage est un film d’auteur étrange, déroutant et potentiellement dérangeant. Lauréat du Lion d’argent du meilleur réalisateur (Mostra de Venise 2016), Amat Escalante poursuit son cinéma réaliste et radical qu’il habille ici d’éléments fantastiques inattendus. La chronique érotico-fantasmagorique livrée se dévoile peu à peu au cours d’un récit naturaliste qui traite sans tabou de sujets de société forts. Par cette mécanique narrative singulière, La région sauvage ne cesse de surprendre pour mieux provoquer.
Alejandra vit avec son mari Angel et leurs deux enfants dans une petite ville du Mexique. Le couple, en pleine crise, fait la rencontre de Veronica, jeune fille sans attache, qui leur fait découvrir une cabane au milieu des bois. Là, vivent deux chercheurs et la mystérieuse créature qu’ils étudient et dont le pouvoir, source de plaisir et de destruction, est irrésistible…
Préambule (source CNC) : ce film est interdit « aux mineurs de moins de seize ans en raison de très nombreuses scènes difficiles : violence intra-familiale, sexualité morbide, dépendance, relations intra-familiales complexes et toxiques ».
L’affiche suggestive de La région sauvage emprunte beaucoup à celle de L’empire de la passion (1978, Nagisa Oshima). En procédant à une rotation à 180° de l’affiche, la façade noire de la cabane en bois, lieu de perdition chez Escalante, figure le triangle rouge originel d’Oshima.
Ici, l’empire donné à visiter est celui des sens, celui du plaisir sexuel conjugué au féminin sur une trame narrative voisine de celle déployée en 1981 par Andrzej Zulawski dans Possession. Moins névrotique, tout aussi intrigant et plus ancré dans un contexte social que son aîné, La région sauvage poursuit la description radicale et sans emphase d’un quotidien violent. Escalante confère à ses observations un aspect fantastique par l’entremise d’une pieuvre d’origine extraterrestre aux tentacules phalliques. Cet élément nouveau fait de La région sauvage le film le plus hybride de son auteur.
D’entrée, les trois premières scènes du film annoncent cette hybridité mâtinée de mystère et d’étrangeté. Elles ont vocation à faire perdre aux spectateurs leurs repères spatiotemporels. D’abord un plan fixe non commenté mais sonorisé d’une météorite dans l’espace nous invite au voyage vers un monde étranger. Puis une jeune femme dont le visage trahit un plaisir partiellement assouvi apparaît. En élargissant lentement le cadre, le réalisateur laisse entrapercevoir un tentacule se retirant de l’entrejambe féminin puis sortir du cadre. Enfin, c’est le visage d’une autre femme durant une scène d’amour avec son époux qui apparaît à l’écran. Là encore son regard éteint parle bien plus que de vains mots qui ne tarderont pas à être prononcés.
Notons au passage que cette scène conjugale et intime semble répondre à la scène de clôture de Heli (prix de la mise en scène au Festival de Cannes), précédent long-métrage d’Escalante. Mais l’acte d’amour libérateur de 2013 est depuis devenu un rapport routinier, vierge de tout plaisir.
Ces trois séquences plantent magistralement l’atmosphère et le décor du film. En quelques instants, l’action est passée d’un fantastique spatial et hypnotique à une intimité terrestre et réaliste. Troublantes, elles indiquent le cap qu’Escalante cherchera à maintenir, celui d’une œuvre ancrée dans le réel mais agitée d’éléments fantastiques.
Fidèle à son approche naturaliste, le réalisateur mexicain privilégie les plans fixes et très cadrés pour rendre compte d’un environnement conservateur. Ce style austère, parfois opaque, traduit bien la violence sèche des situations. Un soin égal est apporté aux transitions entre les scènes qui s’enchaînent ainsi avec fluidité ce qui confère au film une cohérence remarquable. Le travail effectué sur la bande originale composée par la norvégienne Guro Moe contribue aussi à cette cohérence d’un film louvoyant pourtant entre réalisme et fantastique. La musique est ici un élément essentiel servant notamment à faire ressentir la présence du monstre. Les séquences les plus marquantes naissent des aspects fantastiques de La région sauvage et du jeu sur l’ambiguïté des relations entre les protagonistes.
Alors que la supervision des effets spéciaux a été confiée à Peter Hjorth, le poste de chef-opérateur a été attribué à Manuel Alberto Claro, autre fidèle collaborateur de Lars von Trier. Les qualités plastiques du film sont indéniables et certains plans en extérieur captivent par leur précision et leur beauté. D’un point de vue esthétique, La région sauvage paraît voisin de Nymphomaniac (2013) alors que le naturalisme et la frontalité des scènes de sexe font penser au cinéma de Carlos Reygadas, notamment à Post tenebras lux (2012).
La mise en scène, la photographie parfaitement calibrée et la partition musicale organique distillent une atmosphère sobre, étrange et sensorielle. Ces caractéristiques servent l’étude menée d’une société mexicaine conservatrice, religieuse et machiste. Les codes moraux et sociétaux sont vecteurs de frustrations (homophobie, violence domestique, insatisfaction sexuelle) qu’Escalante aborde sans tabou en interrogeant la place des femmes dans la société mexicaine actuelle. Dans La région sauvage, si les femmes sont les principales victimes, elles sont aussi les guides des actions et évènements dans l’âpreté d’un quotidien déliquescent sur fond de misère sociale et affective.
De drame familial et social, La région sauvage bascule en récit initiatique et fantastique. Escalante dévoile lentement les tenants de son intrigue jusqu’à une épilogue abrupt à portée symbolique. Ce finale laisse quelques questions ouvertes sur cette expérience cinématographique voulue trouble par son auteur.
Soyez le premier a laisser un commentaire