Mis à jour le 4 mai, 2019
A la lecture du synopsis de Compañeros, nous imaginons volontiers positionner le dernier film d’Alvaro Brechner entre L’aveu (1970) de Costa-Gavras et Midnight express (1978) d’Alan Parker. Telle est pleinement la place de ce film mémoriel si on fait abstraction des quelques touches humoristiques constatées. Le cinéaste uruguayen relate des faits réels cauchemardesques jusqu’à atteindre un quasi point de non-retour dans la psychologie de ses personnages. Brechner filme l’indicible abandon à l’arbitraire et à l’obscurantisme de trois Compañeros.
1973, l’Uruguay bascule en pleine dictature. Trois opposants politiques sont secrètement emprisonnés par le nouveau pouvoir militaire. Jetés dans de petites cellules, on leur interdit de parler, de voir, de manger ou de dormir. Au fur et à mesure que leurs corps et leurs esprits sont poussés aux limites du supportable, les trois otages mènent une lutte existentielle pour échapper à une terrible réalité qui les condamne à la folie.
Le film raconte les 12 années d’emprisonnement vécues par trois des figures les plus célèbres de l’Uruguay contemporaine – dont son ancien président José « Pepe » Mujica.
Dès la scène liminaire de son film, Alvaro Brechner impose un dispositif que nous apparentons à celui d’un métronome, outil de mesure du rythme du temps, dimension essentielle et centrale de Compañeros. La caméra effectue plusieurs panoramiques à 360°. Elle évolue comme l’aiguille d’une horloge faisant le tour d’un cadran. Inexorablement, dans un même mouvement et à une vitesse constante, une rotation sera suivie par son exacte réplique.
Mais nul cadran dans Compañeros puisque la caméra est ici placée au croisement de plusieurs coursives d’une prison. Le mouvement circulaire de l’appareil laisse ainsi apparaître dans le champ de celui-ci, par intermittences, les exactions commises par des gardiens sur des prisonniers. Sans contextualisation, ces images et le mouvement circulaire observé visent à faire perdre la tête aux spectateurs. Une ambition prémonitoire car perdre la raison est bien ce qui va menacer les protagonistes principaux du film. Le montage syncopé quasi-expérimental de sons et d’images sur quelques scènes contribuera aussi à atteindre cet objectif.
Brechner porte sa caméra sur trois des neuf Compañeros victimes de ces faits tragiques. Il y à José Mujica (Antonio de la Torre) dont la destinée politique le portera jusqu’à la présidence de l’Uruguay de 2010 à 2015, Mauricio Rosencof (Chino Darín) et Eleuterio Fernández Huidobro (Alfonso Tort). Ces trois Tupamaros furent faits prisonniers puis otages politiques par la junte militaire qui s’empara du pouvoir en Uruguay en 1973.
A l’écran, les années défilent et avec elles le décompte du nombre de jours d’emprisonnement. C’est là la seule redondance cinématographique mais légitime remarquée dans la mise en scène proposée par Brechner. Si les lieux de détention changent, les supplices imposés demeurent : isolement, privations multiples, tortures physiques et morales et… absence de procès et de jugement.
L’éclairage de cette Noche de 12 años, titre original du film, dans les geôles uruguayennes ne provient que de quelques flashbacks, lointains souvenirs possiblement hallucinatoires d’une vie en liberté, d’une poignée d’événements politiques ou sportifs perçus par bribes. Les traits d’humour, éléments à la manipulation délicate devant la gravité des faits montrés, désamorcent le drame filmé de façon plus ou moins convaincante. Ainsi, en fin de film, un des compañeros jouera au football sans ballon. Une partie du public rira devant cette scène au surréalisme clivant alors que les autres pourront s’interroger sur les intentions du réalisateur.
Au-delà d’une narration maîtrisée, il y a dans Compañeros une belle bande originale servie notamment par la reprise par Silvia Perez Cruz de la chanson The sound of silence. Cette libre interprétation, moins douce que la version originale qui contribua à la célébrité du duo Simon and Garfunkel, s’insère parfaitement dans le récit. Ainsi, paroles sous-titrées et images défilant à l’écran, pendant deux minutes le temps a semblé suspendu, comme figé. Pour les trois compañeros, The sound of silence aura duré douze ans… également suspendus, comme figés.
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