Mis à jour le 6 septembre, 2014
Winter Sleep de Nuri Bilge Ceylan vient d’obtenir la palme d’or. Celle-ci n’est pas une surprise à proprement parler, que ce soit au regard de la progression du cinéaste turc – qui reçut notamment le Grand prix du jury, de façon plus contestable, pour Il était une fois en Anatolie – ou en considérant Winter Sleep, sa beauté plastique, son intention artistique et surtout sa dimension philosophique. Nuri Bilge Ceylan sonde comme aucun autre la blessure , l’affliction, la gravité, il n’a de cesse d’interroger l’utilité d’une existence, la perspective entre ce que l’on pense être et ce que l’on est. La mystique n’est jamais très loin, la religion -ou plus justement le rapport de l’homme à la religion- tout comme le pouvoir de la nature sur l’homme non plus.
Outre sa photographie superbe, l’éclairage soigné, les portraits saisissants, les perspectives et plans travaillés, la beauté des grands espaces turcs, (ici la Capadoce sous la neige), Nuri Bilge Ceylan excelle également dans la narration. Il pose son sujet, pas à pas, il vient à nous de façon de plus en plus précise, quand tout l’intérêt réside justement en ce qu’il fut latent. Les questions affleurent, les spectateurs s’interrogent avec les personnages. Le propos est philosophique, intelligent , nuancé, profond et non immédiat. L’âme humaine est complexe, Nuri Bilge Ceylan pose son regard.
Les voies de la raison ne sont pas toujours où l’on pense. Les âmes féminines, que l’on pourrait à tort penser secondaires, sont centrales. Leurs âmes, affres, ressentis, espérances sont mis en confrontation, en relation avec les certitudes ambiantes de notre héros principal, propriétaire de nombreuses maisons et d’un modeste hôtel dans un lieu historique et prisé. Ce dernier est, comme il se définit lui-même un notable, qui accomplit chaque jour, avec répétition et sérieux, ce qu’il considère comme sa mission, comme sa vocation, livrer ses points de vue sur divers sujets pour un petit magazine local, après avoir un temps été un acteur en qui des espoirs avaient été placés. Son ambition est, à l’écouter, totalement désintéressé, il ne recherche pas le succès, il poursuit son oeuvre, son projet, inlassablement, et pense le plus honnêtement et le plus sincèrement du monde être un homme de bien, un homme qui n’agit pas mal, qui fait en sorte de ne pas agir mal. Il vit entouré, d’un assistant chargé des affaires courantes, de la gestion de la fortune familiale, de ses aspects administratifs, voire juridique. Il délègue même la relation humaine avec ses locataires, et la gestion des impayés. Il se désintéresse de ces tâches là, il ne les porte pas dans son cœur, pas plus qu’il ne s’intéresse aux question d’argent, lui qui n’en manque pas mais ne considère pas cela comme essentiel pour être un homme de goût – les 3 même raisins disposés dans une assiette peuvent l’être avec ordre ou sans ordre, comme il le dit au sujet de ses quelques voisins qui n’entretiennent pas comme il pense nécessaire de le faire, les bâtisses environnantes, qui forment l’une des richesses culturelle de la Capadoce.
Dans sa vie privée, ou pour la gestion de l’hôtel, il est également aidé d’un personnel de maison, en charge notamment de la préparation des repas, ou du thé indispensable à toute réception. L’homme se veut de goût, cultivé, il aime que les protocoles soient respectés, que les gens soient correctement reçus quand ils entrent dans sa demeure ou son hôtel. Il aime avant tout contrôler les situations, les maîtriser, il aime que l’on s’intéresse et que l’on suive sa pensée. Il partage la fortune familiale et la demeure principale avec sa sœur, femme sans occupation que l’on voit le plus souvent lire dans un canapé des livres pendant que son frère vaque à son occupation journalistique, et est marié à une jeune femme à la beauté et à la jeunesse qui lui valent des jalousies – voire des incompréhensions – parmi ses fréquentations amicales. Les doutes, les sentiments, les pensées de ces deux jeunes femmes, par ailleurs assez opposées, sont au centre même de l’histoire de Winter Sleep. On pense inexorablement et très étrangement à Virginia Woolf.
Le génie de Ceylan tient également à sa capacité à ne pas simplifier son questionnement, à le nourrir d’autres interrogations parallèles, secondaires ou non, avec justesse et à propos. Nous serons amenés tour à tour à nous interroger sur les conséquences de la franchise, ou de l’amabilité excessive, sur la bonne ou mauvaise conscience, sur la gratitude, sur la nature bonne ou mauvaise d’un homme, mais aussi sur les rapports sociaux , la perversion de l’argent sur les rapports entre individus, sur la question de confiance entre autres.
Winter Sleep est construit en trois actes, son premier acte en tant que tel introduit son sujet, on en comprend la réelle force à la découverte du second, climax d’intelligence. Ceylan excelle dans le questionnement. Le troisième acte peut être perçu, à défaut de réponses apportées, telle une morale à cette histoire. Les actes sont eux même découpés en tableaux, en saisons, en lieux, les transitions sont délicates – à ce sujet la douceur de la sonate de Piano de Schubert retenu par Ceylan pour marquer les transitions s’avère, et ce n’est pas peu dire, un choix esthétique très réussi, qui participe à la justesse du récit. Le temps passe, délicatement, inexorablement.
Les 3h16 de Winter Sleep se justifient, elles contribuent à ce rythme particulier, celui de la réflexion. L’accélérer produirait probablement à une simplification inadaptée du propos, aucun dialogue ne nous semble superflu. Winter Sleep était selon nous l’oeuvre la plus profonde parmi celles proposées en Sélection officielle, pour peu que l’on ne partage pas 60% des connaissances et références de Jean-Luc Godard. A ce titre, il se différencie, et la palme d’or n’est pas scandaleuse.
Cependant, il nous est difficile de qualifier Winter Sleep de chef d’oeuvre. Autant Ceylan excelle dans le questionnement, dans la narration quand il se place en homme curieux, en philosophe modeste, autant une part de magie et de mystère part lorsque le réalisateur turc livre une réponse, place les choses sous l’angle de la Morale. Il semble alors comme son personnage principal – mise en abîme intentionnelle ? – aveuglé.
Winter Sleep aurait pu tout aussi bien se nommer Winter conscientiousness, tant il s’agit d’une prise de conscience après un sommeil imposé.
Ceylan pense probablement disposer de réponses à ses propres interrogations, comme son personnage principal, qui aime à parler de religion quand il méprise les religieux, assuré de détenir la vérité sur l’existence de Dieu. Il propose ainsi au spectateur une lecture sociale, une vision de la vérité.
Si ce n’est ce léger bémol, nous avons véritablement apprécié Winter Sleep, et même si nos Palmes de cœur n’ont obtenu que le prix du Jury, le décision du Jury de Jane Campion d’accorder la palme d’or à Nuri Bilge Ceylan pour Winter Sleep nous semble consensuelle dans une sélection qui ne comportait aucun chef d’oeuvre.
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