Nous avions manqué So long my son lors de la dernière Berlinale, la faute à une programmation très matinale en fin de festival, quand la fatigue commence à se faire franchement sentir (les journées sur place sont bien remplies, commencent vers 7h le matin et se terminent le plus souvent vers 1h voire 2h du matin, pour qui chronique le festival comme il se doit) … Pour autant, les commentaires allaient bon train, pour de très nombreux journalistes, il s’agissait ni plus ni moins de l’Ours d’or en puissance, ce dont nous avions peine à croire, car pour notre part, notre favori se nommait Synonymes, et comme à Berlin jusqu’à présent nous avons 100% de réussite sur les pronostics de l’Ours d’or – il faut dire que cela est plus aisé qu’à Cannes, à Berlin, la majorité des films sont politiques, et ont une forme qui ne cherche pas à réinventer le cinéma, la façon de filmer ou le langage. Alors, par effet de contraste, quand une oeuvre ose (Touch me not et Synonymes le font indéniablement), et, quand, qui plus est, le résultat est troublant de maîtrise, il ne fait aucun doute à nos yeux que le film mérite récompense … à Cannes, les choses sont bien différentes, beaucoup de films osent, ou en tout cas en ont la prétention; ils osent dans des directions très différentes les unes aux autres, et l’effet de contraste n’y fonctionne plus … –
Les commentaires évoquaient également un film fleuve, aux ambitions narratives élevées, avec un sujet central décliné à l’envie: la politique de l’enfant unique et ses conséquences en Chine.
Il nous tardait donc de découvrir, même avec retard, So long my son et de nous forger notre propre avis. Le film n’était reparti qu’avec les deux ours d’argent pour les meilleurs interprétations masculines et féminines, ce qui en soit est un accessit bien plus qu’honorable, mais aussi quelque part, un pied de nez au réalisateur, Wang Xiaoshuai, dont on honore le seul travail de direction d’acteurs, et que l’on met en retrait par rapport au reste de son équipe – car évidemment dans un film qui traverse les époques, la qualité de l’interprétation repose également beaucoup sur le travail des maquilleurs/ses, des décorateurs/trices, qui permettent aux personnages d’être crédibles dans leurs évolutions/transformations d’une époque à l’autre. Alors, de quelle côté allons-nous nous ranger, de celui du jury ou de celui de ces quelques journalistes repartis très déçus que les ambitions de So long my son ne soient pas récompensés davantage.
Au début des années 1980, Liyun et Yaojun forment un couple heureux.
Tandis que le régime vient de mettre en place la politique de l’enfant unique, un évènement tragique va bouleverser leur vie.
Pendant 40 ans, alors qu’ils tentent de se reconstruire, leur destin va s’entrelacer avec celui de la Chine contemporaine.
Pour développer notre point de vue, évoquons tout d’abord, le style, ou plus exactement la forme. Celle-ci est à mi-chemin entre les premiers films de Hou Hsiao Hsien et ceux de Jia Zhangke. Elle cherche avant tout à mettre en avant la Chine, la mutation que le pays connaît, les modes de vie, le poids des décisions politiques sur le quotidien des gens, le poids de la tradition, mais aussi, les contrastes qui existaient dans les années 60 et ceux qui existent aujourd’hui.
Les plans s’étirent volontiers, le hors champs est parfois tout aussi signifiant que le champs. Le réalisateur opte le plus souvent pour des plans larges, et s’autorise parfois à revenir plus en détail, un peu plus tard dans le récit, sur une scène, pour mieux nous en faire observer les détails. La forme marque surtout par sa fonction narrative, plus qu’esthétique; sur ce point Wang Xiaoshuai se lance d’emblée un défi majeur: la chronologie réelle des événements ne sera pas respectée, en lieu et place, d’incessants allers-retours nous seront proposés. Il ne s’agit pas tant de proposer différents points de vues, – hormis les scènes finales -, de surprendre en tant que tel, il s’agit d’avantage d’une contrainte qui s’est imposée au réalisateur dés lors qu’il a souhaité traiter son sujet central strate après strate, événement par événement, conséquence par conséquence.
Le premier plan s’avère ici très signifiant, l’histoire centrale tourne autour d’un drame familial, qui implique deux enfants. Nous ne sommes pas au début de notre récit, car pour comprendre l’importance de ce drame nous aurons besoin de connaître nos protagonistes avant ce drame, de connaître leur histoire personnelle, nous aurons besoin aussi de connaître les différentes causes, celles du drame en tant que tel, mais aussi et surtout celles qui accentuent le côté dramatique.
Nous ne sommes pas non plus à la fin de celui-ci, car l’une des intentions premières de So long my son est de peindre les conséquences de ce drame, ses répercussions, notamment sur le destin des différents protagonistes.
Le sujet de ce film – le film lui même – part d’un drame personnel, mais tend davantage à développer un drame collectif, vécu par l’ensemble des chinois, en conséquence d’une politique nataliste répressible (la politique de l’enfant unique).
La forme épouse donc ce développement, et si les premiers instants s’avèrent un peu étirés, si ses intentions sont très – trop- vites dévoilées, il faut reconnaître que ce choix de narration constitue le point d’originalité premier – et donc sa qualité première – de So long my son. L’exercice se confirmera réussi lorsqu’à la considération du puzzle reconstitué – le tout -, le spectateur constatera que celui-ci se tient fort adroitement, tel un château de cartes qui aurait été construit petit à petit. Il sera donc bien avisé de rester concentré tout au long du récit s’il veut réellement démêler l’ensemble des fils, décerner les tenants des aboutissants.
Ceci étant dit, So long my son, s’il adopte une forme présentant une certaine originalité, marque essentiellement les esprits par son fond. Avant toute chose, il propose une histoire, le destin d’un couple, frappé par un drame personnel. Mais ce qui semble intéresser Wang Xiaoshuai ne relève que peu de l’intime. Les affects présents des personnages centraux proposent certes une variation, une évolution, mais ils forment une composition de second rang, un artifice dramatique qui viendra relever la composition principale. Essentiels donc, comme peuvent l’être le sel et le poivre dans un plat ou dans une sauce, mais inutiles s’ils n’accompagnent pas un sujet premier.
Dans les faits, le sujet sera double, politique et social; d’une part, une critique sans complaisance de la politique de l’enfant unique, au regard d’une aspiration à avoir, aimer, éduquer des enfants, en mettant en exergue des cas particuliers où la rigidité de la position politique pose plus que question, d’autre part, un constat plutôt optimiste de la mutation que connaît la Chine.
Nous attendions tous à Berlin, la présentation du dernier film de Zhang Yimou. Làs, celui-ci ne passa pas l’écueil de la critique. Par son parti-pris anti-maoiste, et dans l’ensemble, plutôt complaisant avec l’ouverture capitaliste – quelques légers regards nostalgiques transparaissent ici ou là, mais dans l’ensemble, le développement de la Chine est davantage montré comme une source de progression que de problèmes, pour preuve les conditions de confort qui vont ostensiblement en s’améliorant pour les amis du couple héros, pourtant issus de la classe ouvrière, quand un autre choix aurait pu être retenu – So Long my son présentait toutes garanties contre une telle mésaventure.
Les différentes ramifications de l’histoire principale, dans l’ensemble précisent, renforcent le point de vue principal, apportent une complexité et une structure intrigante, mais peuvent aussi produire, pour une certaine catégorie de spectateurs auquel nous appartenons, un effet de trop plein. En effet, outre l’insistance à nous rappeler que la politique de l’enfant unique engendre des drames au delà de ce que l’on peut imaginer de prime abord, il nous semble que Wang Xiashuai n’a pas su éviter un écueil lié à ses ambitions, et qui lui a valu de ne pas repartir de la Berlinale 2019 avec l’Ours d’or qu’il escomptait sans nul doute, celui que nous nommerons « balance des sensibles ».
A multiplier les conséquences, en développant des histoires parallèles, en imaginant des effets de culpabilité connexes et des tentatives de réparation, un aspect pourtant bien présent par ailleurs, vient à en être faussé: le naturalisme. Étonnamment, les frères Dardennes ou même Ken Loach parviennent à viser au plus juste quand ils chargent le pathos et non quand ils cherchent à l’alléger; quand les drames se répondent les uns aux autres, sans pitié, en toute noirceur. Le lumineux ne leur réussit que très peu, même si certains nous objecteront que La part des anges est à leurs yeux [pas les nôtres] une comédie sympathique. Il nous semble, sans vouloir être défaitiste, que la nature est ainsi faite, que les situations délicates ont pour conséquences d’autres situations délicates; et qu’il y a donc parfois plus de justesse à accentuer le pathos qu’à vouloir le restreindre. Pourquoi retenons-nous donc cet argument de pathos insuffisamment naturel contre So long my son ? La raison est à chercher dans ce biais de considérer que le drame originel a des rejaillissements sur l’ensemble des personnages connexes, que chacun, à sa façon, y verra son propre drame. Cette vision, si altruiste peut-elle paraître, souffre d’un manque; chaque individu développe un ressenti personnel pouvant varier du tout au tout par rapport à la question de mettre au monde, mais aussi, de perdre un enfant. Si la diversité des sentiments des personnages face au drame nous semble composer une grammaire intéressante, un matériau sensible bien retranscrit et efficace à l’écran, la question du rapport à l’enfant nous semble à l’inverse beaucoup trop orienté, beaucoup trop unanime, comme si un seul et même cerveau – celui de l’auteur – cohabitait dans tous les personnages. Le parti-pris, très encré, ne laisse malheureusement pas place à la moindre nuance, et l’adage qui dirait que faire naître un enfant rend heureux, perdre un enfant est le pire des drames, parce qu’il sera ici un motif trop répété, perdra presque de sa consistance … Cette « légère » fausse note, à notre goût – nous avons rencontré une confrère plus catégorique, radicale qui rejetait plus fermement encore ce point de vue pro-nataliste- , est d’autant plus regrettable que nous ne la notons réellement que dans le troisième tiers du récit, qui par ailleurs comporte probablement le plus de qualités. Notamment, en effectuant un saut dans la Chine contemporaine, le réalisateur en profite pour développer son point de vue que l’on pouvait observer, et à la manière de Jia Zhangke, il excelle pour nous dresser un portrait de la Chine contemporaine, pour nous faire ressentir ce que la Chine devient aujourd’hui, mais aussi d’où elle venait. Il développe également, à l’instar de Hou Hsiao Hsien, un regard des plus intéressants sur l’urbanisation grandissante. Surtout, en résolvant les intrigues une à une, en dévoilant les non dits, ou les zones d’ombre volontairement dispersées, il permet à ses acteurs de donner à voir des émotions très extérieures, très communicatives, quand les deux premiers tiers se jouaient plutôt, avec qualité, d’une intériorisation des émotions. Cette dernière partie, parce qu’elle offre un saisissant contraste avec les deux premiers tiers, relève plus encore que les deux premières, l’excellente interprétation des deux acteurs principaux, et pour répondre à une question que nous avions laissée en suspend, nous en louons le jury de l’avoir remarqué et tenu à l’honorer!
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