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La figure du « fou » dans l’œuvre d’Andreï Tarkovski

Mis à jour le 12 mai, 2022

Les films de Tarkovski suivent une continuité et tous sont reliés par des figures communes : protagoniste principal suivant une quête, présence de chiens comme passeurs entre le rêve et la réalité, présence des quatre éléments des présocratiques -l’eau, la terre, l’air et le feu. Ses œuvres, marquées par un questionnement existentiel laissent à penser que Tarkovski serait donc le cinéaste par excellence de « la sensation plus que de la signification » 1.

Mais d’autres prismes d’analyses peuvent révéler un contenu sous-jacent concernant l’œuvre du cinéaste. Nous proposerons ici de nous interroger sur le personnage du « Fou » à l’œuvre dans les films d’Andreï Tarkovski.

Dès l’Enfance d’Ivan ce personnage du fou est introduit dans l’œuvre du cinéaste, par cet homme qu’Ivan croise en s’échappant de la caserne militaire. Semblant égaré, il arpente sa maison détruite par les bombardements allemands à la recherche de quelque chose. Nous comprenons qu’il s’agit de sa femme, probablement fusillée par les ennemis, mais le traumatisme de cet évènement a fait perdre toute raison à ce vieil homme. Ivan observe la scène, impuissant et lui laissera de quoi se substanter. Ce personnage du fou est ici un homme marginalisé, qui refuse de quitter un lieu où plus personne n’habite.

À l’inverse, dans Andrei Roublev, le personnage du bouffon fait encore partie du monde commun et fait rire l’ensemble de la population dans l’étable où il laisse à montrer son spectacle improvisé. Si certains voient dans Solaris une parabole de l’enfermement des dissidents et des fous en un ailleurs2, cette vision est cependant vague et liée à une libre interprétation du critique de l’œuvre.

Mais ce personnage du « Fou » se retrouve de manière non réfutable dans les deux derniers films d’Andreï Tarkovski et cette fois-ci il occupe une place centrale dans les deux œuvres tournées en Occident.

C’est le personnage de Domenico dans Nostalghia, qui pendant sept années durant séquestrera sa famille dans une grange par peur de la fin du monde. Et c’est aussi le personnage d’Alexandre dans Le Sacrifice, qui brûle sa maison avant d’être emmené par des ambulances en hôpital psychiatrique.

Nous pouvons donc observer une progression à l’œuvre dans les films du cinéaste entre ce bouffon faisant partie de la communauté et ces deux personnages considérés de même comme « Fou » dans le monde occidental contemporain. Cette progression peut être vue comme historique. Au Moyen-Âge étaient encore tolérées en société ces personnes aujourd’hui marginalisées, bien que faisant tout de même l’objet d’un mépris social. Après une première phase d’ouverture des asiles obligatoires, ces personnes furent ensuite librement enfermées. C’est notamment ce qu’explique Eugenia dans Nostalghia : « En Italie il y a beaucoup de ces fous. On a ouvert les asiles, mais les familles n’en veulent pas. Alors on est obligés de les enfermer. ».

Il incombe ici de citer Antoine de Baecque et l’analyse faite dans son ouvrage3 sur ce personnage du fou, en lien avec l’enfermement progressif analysé par Michel Foucault dans sa fameuse Histoire de la folie à l’âge classique. De Baecque met en exergue le lien entre la pensée de Tarkovski et celle de Foucault.
Si auparavant de Baecque souligne que la liberté des « fous » dans l’œuvre du cinéaste est une « liberté précaire », chose que nous observons par la délation provoquée par le moine Kirill et l’enfermement du bouffon dix années durant par sa faute, le monde occidental ne sait plus quoi faire de ces fous qui dérangent la société établie. Et à Antoine de Baecque de préciser ici encore que fous, les personnages de Tarkovski ne le sont pas au sens clinique, mais le sont dans la manière d’être perçus par leur choix de la « déraison ». La raison en ce sens peut être vue comme une mesure universelle établie selon laquelle il est possible de discerner ce qui est à priori bon ou non, posant les bases d’une réflexion et d’un jugement à priori similaires à tous.

Communément aux personnages présentés par Tarkovski dans ses films en URSS, Domenico et Alexandre sont en quête d’une ouverture spirituelle que les autres protagonistes analysent comme folle et déraisonnée. Mais cette folie n’est donc qu’une provocation jetée à la face du monde par Tarkovski.

Cette mise en ordre de la culture, au sens où Foucault l’entend, est ici exposée comme une critique par le cinéaste, critique du monde occidental qui ne comprend pas ses membres les plus en marge de la société, ceux qui aspirent à un autre monde. Ces deux protagonistes ; et trois si l’on inclut parmi eux Andreï au sein de Nostalghia se rapportent aisément aux personnages en quête dans les films soviétiques du cinéaste, mais une quête plus radicale.

Si les personnages de Solaris, Stalker ou encore Roublev s’ouvrent au monde spirituel en mettant de côté l’intellect, en s’ouvrant d’une manière moins raisonnée à une morale spirituelle, dans Nostalghia, Domenico n’est pas en quête d’abandon de l’intellect mais devient plus extrême dans sa déraison initiale. Alexandre, lui, dans Le Sacrifice, incité par le personnage d’Otto le facteur, n’a pas besoin de grandes réflexions sur un ordre nouveau pour basculer du côté de la déraison.

Ce personnage du fou est ambivalent pour Tarkovski. Il est le seul être à ressentir pleinement le malaise de la société moderne dans laquelle il vit, le seul qui acte pour une société nouvelle, contre le conformisme de la modernité et est transporté par une notion d’idéal incomprise des protagonistes qui ne pensent qu’en terme de liberté individuelle et de confort.

1 Luca Governatori, Andreï Tarkovski, L’art et la pensée, L’Harmattan, Collection l’art en bref, Paris, 2002
2 Barthélemy Amengual, « Tarkovski le rebelle ; non-conformisme ou restauration ? », Positif, N° 247, octobre 1981
3Antoine De Baecque, Andreï Tarkovski, Cahiers du cinéma, collection « Auteurs », Paris, 1989,

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