Le 20 août 2017, Jerry Lewis tirait sa révérence. Pour beaucoup, l’acteur et réalisateur américain apparaissait comme le dernier des grands burlesques. Alors que nos confrères de la revue Positif ont décidé de consacrer leur dossier de ce mois à l’œuvre lewisienne, Le Mag Cinéma vous propose un retour sur la carrière de ce génie du rire.
Né en 1926 à Newark (New Jersey), Joseph Levitch grandit dans une famille de comédiens. À partir de 1942, le jeune homme se produit sur scène où il fait montre d’un talent certain pour le mime et les imitations. Quatre ans plus tard, au Club 500 d’Atlantic City, celui qu’on commence à connaître sous le nom de Jerry Lewis se retrouve par erreur dans le show musical d’un certain Dean Martin. Les deux hommes ne se quitteront plus. Leur duo prend de l’ampleur à la télévision, avant d’apparaître sur le grand écran dans Ma bonne amie Irma (George Marshall, 1949). Il faudra cependant attendre Le Soldat récalcitrant (1950) de Hal Walker, pour que le tandem Lewis–Martin soit réellement reconnu à sa juste valeur. Jusqu’à 1956 et Un vrai cinglé de cinéma (Frank Tashlin), les deux acteurs enchaînent les films à un rythme effréné (pas moins de treize longs métrages en six ans).
Progressivement, Lewis prend l’ascendant sur son partenaire, puis se lance dans la chanson et l’industrie du disque tout en continuant sa carrière cinématographique en solo. À l’instar de Charlie Chaplin et Buster Keaton, ses illustres aînés, et de Stan Laurel, son idole, Jerry Lewis commence à écrire le scénario de ses films et à superviser leur production. Il passe naturellement à la réalisation en 1960 avec Le Dingue du Palace, véritable ode au nonsense dans lequel il prouve toute sa maîtrise scénographique.
Low art, high art
Son talent de réalisateur, Lewis l’a forgé auprès de certains grands artisans du genre (Norman Taurog, George Marshall, Hal Walker) et en particulier de Frank Tashlin. Ancien gagman, dessinateur, animateur, et réalisateur de dessins animés pour la Warner, celui-ci transmet à Lewis son goût pour les gags graphiques. Cet aspect transparaît notamment dans l’utilisation de l’espace et la composition très soignée des plans. Le Tombeur de ces dames (1961), qui apparaît aujourd’hui comme son film le plus aboutit, tire sa force de la combinaison de ces deux éléments, tandis que le traitement de la couleur dans Docteur Jerry et Mister Love (1963) relève de la même préoccupation formelle. L’art de la grimace, les contorsions physiques, et les vocalises de l’acteur semblent par ailleurs tirer leur origine de l’exubérance irrévérencieuse des personnages de cartoons.
Mais c’est surtout à travers l’utilisation du gag référencé que l’influence de l’animateur Tashlin semble avoir été la plus importante ; un méta-discours qui échappe bien heureusement à l’habituelle gratuité du discours citationnel. À l’instar de Billy Wilder (Sept ans de réflexion ; Un, deux, trois), Tashlin et Lewis développent un comique autoréflexif qui s’oriente parfois vers une tendance parodique digne des meilleurs Tex Avery. Si la chose apparaît clairement dans Un vrai cinglé de cinéma (Tashlin, 1956), ou Le Zinzin d’Hollywood (Lewis, 1961), on la retrouve aussi dans les productions non situées dans le milieu du cinéma comme Le Kid en kimono (Frank Tashlin, 1958) dont le montage n’hésite pas intégrer certains clins d’œil au Pont de la rivière Kwaï de David Lean, sorti l’année précédente, ou à travers le maquillage simiesque et la vue subjective de Docteur Jerry et Mister Love qui font directement référence à la version du Docteur Jekyll et M. Hyde réalisée par Rouben Mamoulian en 1931. L’allusion peut aussi être plus ponctuelle ; ainsi de la présence de George Raft en star hollywoodienne dans Le Tombeur de ces dames et Jerry souffre-douleur (Jerry Lewis, 1964) qui permet à Lewis de jouer de la persona de son prestigieux partenaire.
Il faut à présent remarquer que l’affiliation graphique du comique lewisien n’est pas exclusive au seul domaine de l’animation. Il y a en effet chez Lewis une dimension picturale se situant entre la profusion chromatique de Rothko et l’épure poétique de Malevitch. Les gerbes de couleurs s’écoulant sur le sol du laboratoire du Professeur Julius Kelp à la manière d’une toile abstraite (Docteur Jerry et Mister Love), une scène (vivante) de la Passion venue s’écrouler sur le malheureux Morty (Le Zinzin d’Hollywood), ou le pourpre des lèvres d’un portrait déteint par la grâce d’un coup de chiffon (Le Tombeur de ces dames), associent l’aura immuable des grandes œuvres au geste maladroit de l’être humain. Ce rapport à la peinture souligne chez Lewis le désir de battre en brèche toute velléité de catégorisation par le recours constant aux pouvoirs de l’imagination. Ni majeur, ni mineur, son comique réconcilie les opposés, et dépasse tous les extrêmes.
Deux en un
Au cœur de l’œuvre de Lewis, la mise en abyme passe aussi par une déconstruction audio-visuelle du film. Comme chez Jacques Tati, l’incongruité musicale ou la post-synchronisation décalée soulignent l’artifice du raccord dramatique, et le travail du montage à l’œuvre. L’entrelacement filmique proposée par Lewis conduit en cela à une espèce de confusion, rendant poreuses les limites entre réalité et fiction. D’où l’importance du double dans sa filmographie. Généalogique (Le Trouillard du Far West, Norman Taurog, 1956 ; Tiens bon la barre matelot, Norman Taurog, 1959 ; Le Tombeur de ces dames ; Les Tontons farceurs, Jerry Lewis, 1965), ou franchement schizophrénique (Docteur Jerry et Mister Love ; Trois sur un sofa, Jerry Lewis, 1966 ; Smorgasbord, Jerry Lewis, 1983 ; et bien sûr Le Dingue du Palace dont le générique prend soin de rappeler la présence de Joseph Levitch derrière le pseudonyme de Jerry Lewis), le dédoublement se veut producteur d’un dérèglement anarchique du processus fictionnel. Le film prend alors la forme d’un monde dont chaque séquence et chaque plan formerait une saynète se raccordant, de façon lâche mais néanmoins définitive, à l’ensemble d’une œuvre en perpétuelle mutation.
On retrouve ici le caractère unitaire du gag burlesque, mais sous une forme double, relevant à la fois de l’ordre narratif et de la valeur spatiale conduisant le récit du film. Le Tombeur de ces dames est en ceci exemplaire. Le film s’ouvre sur la petite ville de Milltown décrite comme « a very nervous little community » (« une petite communauté très nerveuse »). Et, en effet, à peine une vieille dame a-t-elle salué un passant qu’une série d’événements plongent la ville dans le chaos : chiens s’échappant d’une animalerie, automobiliste manquant de renverser un cycliste qui finira sa course contre un poteau pour le malheur d’un électricien dont le derrière viendra s’empaler contre le pic forgé d’une grille. Cet enchaînement fonctionne à la manière d’une suite d’images, un peu comme les photogrammes d’un ruban de pellicule ; impression renforcée dans la suite du film grâce au somptueux décor ouvert imaginé par Lewis. Filmée frontalement, à travers une série de panoramiques et de travellings, la maison se présente comme un ensemble de cadre dans le cadre, enchâssement ininterrompu d’écrans qu’amplifiera encore les moniteurs de l’équipe de tournage de télévision.
Jerry Lewis n’eut de cesse de profiter du dispositif cinématographique pour en détourner les valeurs constitutives. Aux jeux sonores précédemment décrits s’ajoutent une acuité tout à fait singulière dans la (dé)composition des plans. Voyez comment il vient perturber la profondeur de champ lors du reportage télévisé du Tombeur de ces dames ou durant le tournage d’une scène de fête dans Le Zinzin d’Hollywood. Par l’insistance de ses regards-caméras ou de ses gesticulations, l’acteur Lewis vient souligner la profondeur de champ du Lewis-réalisateur. Un jeu dans le jeu qui transgresse tout à la fois les frontières de la transparence hollywoodienne et celles de son institution hiérarchique. Jerry Lewis fut tout à la fois pantin malgré lui et marionnettiste involontaire, acteur saisissant et démiurge tout-puissant.
Humain, (trop ?) humain
Pour Gilles Deleuze, l’œuvre de Jerry Lewis apparaît comme la parfaite représentante du nouvel âge burlesque de l’électronique, qui « substitue des signes optiques et sonores aux signes sensori-moteurs », produisant, en définitive, « une nouvelle manière de danser, de moduler ». (Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, Les Éditions de Minuit, 1985, p. 89). Il est vrai que la danse joue chez Lewis un rôle important. Outre les séquences chorégraphiées et chantées émaillant l’ensemble de sa filmographie, on retrouve dans son œuvre une élégance et un caractère total propre au genre du musical. Cette volonté de totalité, qui rejoint les rapports entretenus par le low art et le high art, ne perd pourtant jamais ancrage dans la réalité.
Car c’est ici, à l’intérieur de cet entre-deux polysémique, que la modernité de Lewis semble en fait se situer. La chose apparaît dès Le Dingue du Palace qui associe le noir et blanc et le mutisme du cinéma muet à une critique appuyée du monde du spectacle. En ancrant son approche burlesque à l’intérieur d’une dynamique dédoublée, Lewis fait de la traditionnelle pantomime clownesque un moyen d’alimenter sa représentation critique des mœurs de la société moderne. Lewis ne communique pas, « il se communique » comme l’exprime bien l’un des actionnaires du studio Paramutual à la fin du Zinzin d’Hollywood. En cela, les mouvements imprévisibles de son corps (jambes dansantes, regard louche, postures faussement apprêtées, démarche oscillant entre la pulsion de l’animal et la mécanique de l’automate) apparaissent comme une résistance à l’égard de l’uniformité ambiante et de son absence d’humanité.
Du panneau publicitaire crachant fumée et couleurs (Artistes et Modèles, Frank Tashlin, 1955) à la délinquance juvénile (The Delicate Deliquent, Don McGuire, 1957), en passant par la société de consommation (Un chef de rayon explosif, Frank Tashlin, 1963), Lewis fut le grand satiriste de l’Amérique bien-pensante des années cinquante et soixante. Dissimulé derrière le grotesque de la farce, cet humour noir et moqueur, empreint sans nul doute des origines juives de l’acteur-réalisateur et dont l’inachevé The Day the Clown Cried aurait dû représenter le point culminant, ne cessera jamais d’apparaître dans ses productions, qu’il en soit le réalisateur ou seulement l’interprète : La Valse des pantins (1983) de Martin Scorsese qui lui permit de révéler l’envers sombre de sa persona comique, ou Arizona Dream d’Emir Kusturica dans lequel son incarnation consumériste du rêve américain semble ironiquement renvoyer à la posture sociale moquée tout au long de sa filmographie.
La subversion formelle et sociale de Lewis explique sans doute que le public et la critique américaines l’aient progressivement désavoué. Paradoxalement, ce sont ces mêmes qualités qui en firent un super-auteur à l’étranger et plus particulièrement France. C’est évidemment le regretté Robert Benayoun – auteur dès 1972 d’une monographie, Bonjour Monsieur Lewis, qui fait aujourd’hui encore autorité -, qui en fut l’analyste le plus éclairé.
Si ses admirateurs furent nombreux, il reste difficile de lui trouver de véritables successeurs. Seul Jim Carrey a semblé, pendant un temps, pouvoir jouer ce rôle. Même goût pour l’absurde, le travestissement et la figure du double, même intérêt pour l’univers du cartoon et la subversion corporelle. Il n’en reste qu’en matière de réalisation, Lewis resta un cas unique en son genre.
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