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Passages: dialogue avec Jérôme D’Estais

Jérôme D’Estais, Auteur et critique de cinéma

– Le Nouveau film d’Ira Sachs, Passages, sort en salles en France. L’occasion nous est donnée de revenir sur votre ouvrage, « La tendresse durera toujours », publié en 2021, dans lequel vous étudiez avec précision le travail du cinéaste américain. Première question: prévoyez-vous déjà une nouvelle édition du livre avec un chapitre ajouté sur Passages ? 

Le livre est paru il y a un an et demi. Rien n’est prévu dans ce sens, pour le moment. Un jour, peut-être… Sachs va bientôt débuter le tournage de son prochain film. Qui sait, alors…

– Dans le livre, vous proposez une analyse par thèmes (l’intimité, le couple, la disparition…), est-ce qu’à la vision de Passages vous auriez pu être tenté de changer votre regard sur ces thèmes et votre méthode d’analyse?

Au contraire, tous les thèmes du cinéma de Sachs abordés dans le livre sont présents dans Passages, l’intimité physique, bien sûr, qui est un des moteurs du film, née du besoin de Sachs de tourner une histoire d’amour et de désir après le confinement. Quant à la disparition, le personnage interprété par Adèle Exarchopoulos en est menacé à l’intérieur du trio et du film.

– Comment avez-vous sélectionné ces thèmes de prédilection parmi tous ceux traversés dans le cinéma de Sachs, et pourquoi un plan thématique ?

Je procède presque toujours de cette manière dans mes livres, rarement de manière chronologique.

– D’où vient le titre de l’ouvrage La tendresse durera toujours ?

Il fait référence à une scène d’A nos amours, un film qui a énormément compté pour Sachs, dans laquelle le personnage du père cite une phrase de Van Gogh à sa mort : « Quand Van Gogh est mort il a parait-il prononcé une phrase -de toute façon si même il l’a pas prononcé c’est sûrement  une phrase qu’il aurait  pu prononcer- il a dit: « La Tristesse durera toujours ». » Je trouvais que la tendresse, malgré une dureté jamais niée et sous-jacente, convenait bien au cinéma de Sachs.

– Le livre est très riche en images, et agréable visuellement grâce à une belle mise-en-page. Comment avez-vous eu accès à autant de photos (photo de plateau, portrait) et comment avez-vous pensé le lien entre l’image et le texte?

Ira m’a donné beaucoup de photos ainsi que certains story-boards pour le livre. J’ai eu l’embarras du choix. On a travaillé en équipe ensuite avec le graphiste et l’éditeur.

– Vous êtes particulièrement sensible au travail des acteur.rice.s (jusqu’à consacrer un ouvrage à ce sujet). Que pensez-vous du rapport que Sachs instaure avec ses acteur.rice.s, et l’importance de leur présence dans son univers cinématographique?

Je crois que le choix des acteurs naît pour Sachs d’un désir de corps étrangers au cinéma américain dans un premier temps : Dina Korzun, Paprika Steen, Thure Lindhardt, Paulina García, Huppert… Ou des acteurs un peu en marge, des grands seconds rôles du cinéma américain, je pense à Rip Torn, à Patricia Clarkson, à John Lithgow, à Greg Kinnear ou à Marisa Tomei… Un désir qui naît ensuite d’un rôle, d’un film. Pas forcément ceux auxquels on associerait immédiatement les acteurs. Il a par exemple eu envie de travailler avec Exarchopoulos après Sybil, le film de Triet, et pas La Vie d’Adèle qu’il n’a jamais vu. Elle lui rappelait à la fois Jeanne Moreau et la Bardot du Mépris. Pour Franz Rogowski, son désir est né de la scène de karaoké dans Happy End de Haneke. Ce n’est ses films avec Petzold… Ben Whishaw, c’est son Dylan dans I’m not there de Todd Haynes… Parfois, les acteurs lui sont conseillés par des cinéastes dont il est proche et qu’il admire : je pense à Pascal Greggory, qui a remplacé André Wilms dans Frankie, et qui lui a été suggéré par Olivier Assayas.

– Vous vous référez plusieurs fois au cinéma de Maurice Pialat (exemple: le chapitre sur le théâtre et la peinture), sans doute un de vos cinéastes préférés. Pourriez-vous développer un peu plus le rapport entre les deux cinéastes ? (notamment en ce qui concerne Passages).

Un de mes cinéastes préférés, sans conteste, dont le cinéma est l’une des références majeures de Sachs, que ce soit dans le mélange des scènes écrites et improvisées, comme la scène du repas avec les parents dans Passages, un grand « classique » pialatien, dans les béances du récit, dans le fait de faire débuter une scène alors qu’elle a déjà commencé, d’avancer par bloc dans le récit… Pour Passages, Arlette Langmann, la scénariste de Pialat, a travaillé sur le personnage d’Adèle Exarchopoulos. Et les mots de Tomas, lui-même inspiré de Pialat, dans la scène d’ouverture, viennent d’un documentaire sur le tournage de Police. Quant au trio et à la circulation du désir, on peut aussi penser à un film comme Loulou

– Peut-on trouver des références à d’autres cinéastes dans les films de Sachs ?

Enormément, puisque depuis ses débuts, chaque film est une sorte de « remake » d’un film qui existe déjà. Un dérivatif, plutôt. Dans The Delta, il s’inspirait de Monika de Bergman, deSatyajit Ray avec Charulata pour Forty Shades of Blue et Kanchenjungha pour Frankie. Love Is Strange, c’était Place aux jeunes de Leo McCarey etBrooklyn Village, Bonjour de Ozu, qui était déjà un remake de Gosses de Tokyo. Passages, c’est plus L’Innocent de Visconti, dont le film reprend le canevas et Taxi zum Klo de Frank Ripploh qui l’ont inspiré, plus que Fassbinder. Et une fois encore, le cinéma de Pialat…

– Pour vous, quelle place prend Passages dans la filmographie d’Ira Sachs? Esthétiquement parlant, est-ce qu’il marque une rupture, ou plutôt s’inscrit-il dans la continuité de son œuvre?

Avec ce film, Sachs revient un peu au cinéma de ses débuts dans un équilibre entre un cinéma de l’observation et des sens et quelque chose de plus narratif. Je crois qu’il était confiant dans le fait que la narration naîtrait de l’observation.

– Sachs a tourné Passages en France, et c’est la première fois pour lui. Savez-vous quelles en étaient les motivations ? 

Probablement un désir de continuer à travailler loin de l’Amérique pour un temps, en Europe, après Frankie, pour une deuxième collaboration avec le producteur Said Ben Said. De tourner dans un pays qu’il avait connu dans sa jeunesse et dont le cinéma l’a profondément marqué. De tourner sur les terres d’Eustache, d’Akerman, de Jacques Nolot et de Pialat…

– Dans La tendresse durera toujours comme dans La petite géographie réinventée de Carax, vous parlez de l’importance des lieux (Memphis, New York). En quoi le lieu – Paris pour Passages – définit le langage visuel du film et influence les personnages?

Passages peut être interprété comme celui d’un corps à l’autre, d’une sexualité à l’autre, d’un état voire d’un âge à l’autre. Mais aussi d’une langue à l’autre, d’un pays à l’autre : les deux personnages masculins sont « exilés » à Paris. D’un appartement parisien à une maison de campagne en banlieue, aussi, enjeux économiques, comme souvent chez Sachs, une fois la rupture consommée. Paris est surtout appréhendé depuis les promenades de plus en plus en plus erratiques de Tomas à vélo. Pa bribes et dans le mouvement. Visuellement, il est intéressant, même si je ne crois pas que cela fasse partie d’un désir du cinéaste de travailler autour des couleurs du drapeau français, que le film tourne autour du rouge des costumes, du bleu des lumières et du blanc des murs… Quant à La Marseillaise qui clôt le film, c’est avant tout un hommage à Albert Ayler qui avait composé la musique de L’Homme blessé de Chéreau…

– Personnellement en regardant Passages, j’ai trouvé que le cinéaste juge et condamne son personnage principal au final, car il n’a pas le même système de valeur que les deux autres personnages, et qu’il assume son désir. Je trouve le regard que le film porte vis-à-vis de ce personnage moralisateur. Que pensez-vous de la politique(morale) du film ?

Je ne partage pas cette analyse. Je sais que Sachs souhaitait au départ un anti-héros, pas forcément un personnage positif mais dont le désir, même narcissique et égoïste, était le moteur du film. Il a, à cet effet, beaucoup travaillé avec Rogowski autour des personnages interprétés par James Cagney. La dernière scène qui se termine dans la cacophonie de La Marseillaise d’Ayler et dans une sorte de clair-obscur, entre chien et loup, laisse selon moi, comme souvent chez Sachs, toutefois percer une lumière. A chacun sa vérité, à chacun ses raisons…

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