Laurent Aknin, critique et historien du cinéma, a longtemps enseigné à l’université Paris III et collabore régulièrement à des revues spécialisées. Il est l’auteur de nombreux livres, dont, chez Nouveau Monde éditions, Cinéma Bis, 50 ans de cinéma de quartier (2007), Sir Christopher Lee (2011) et Les classiques du Cinéma Bis (2013). Il publie le « Dictionnaire des personnages du cinéma mondial » qui, à travers 550 notices, (de « Acteur » à « Zatoïchi »), montre comment le cinéma s’est emparé de figures récurrentes, qui se sont modifiées au cours du temps et ont fini par former les piliers de notre imaginaire collectif.
Propos recueillis par Pierre Sokol.
Pierre Sokol (P.S.) En quoi l’étude des personnages de cinéma offre-t-elle une perspective différente ou complémentaire par rapport à l’analyse traditionnelle par films, genres ou réalisateurs ?
Laurent Aknin (L.A.) Parce qu’elle permet une vision et une analyse transversales de l’histoire du cinéma. En analysant l’utilisation, et les variations d’un personnage à travers le temps et la géographie de production, on peut ainsi découvrir des parcours, des évolutions, tout en passant d’une époque à l’autre, voire d’un genre à l’autre. Par exemple, avec Architecte, on passe d’un péplum d’Howard Hawks au cinéma de Fritz Lang et on aboutit à The Brutalist après un détour par Matrix… C’est aussi un très bon moyen de découvrir les diverses formes de l’Imaginaire.
P.S. Pourquoi les personnages de cinéma peuvent-ils être considérés comme des « masques » qui reflètent une époque, ses peurs et ses désirs ?
L.A. Il faut s’entendre sur la notion de « masque » . Comme le symbole, au sens large, le masque peut dissimuler, mais aussi et surtout être un révélateur. Dans le cas d’un personnage, elle permet de remonter jusqu’au théâtre antique avec le masque de l’acteur, grand ouvert au niveau de la bouche, ce qui a donné son nom même à la « personne » (« sonner à travers ») et donc au personnage. Un « Masque » , comme ensuite dans la commedia dell’arte, c’est donc une figure identifiée et reconnue. Il est donc une figure essentielle de la Fiction, et la fiction (comme l’imaginaire au sens large) permet, c’est bien connu, de comprendre le réel ainsi qu’une époque donnée. Rambo est le symbole de son époque, les années quatre-vingt, par exemple.

P.S. Quels critères ont guidé la sélection des 500 personnages ou figures inclus dans le dictionnaire ? Comment s’est organisé votre travail ?
L.A. Nous sommes d’abord partis, avec Claude Aziza qui était au tout début du projet, de certains ouvrages pré-existants, mais assez anciens déjà (quarante ans en moyenne), en en reprenant les listes des entrées, que nous avons soumis à un examen assez sévère, en détectant non seulement les manques, mais aussi des figures qui étaient aujourd’hui dépassées. Cela a donné une première liste de 600 entrées environ. Puis quand je me suis attelé seul à la direction, il a fallu de nouveau soumettre cette liste à un examen critique. De nouveaux critères sont apparu. Par exemple, il était évident, à l’usage, qu’un Personnage ,dans le cadre de ce dictionnaire devait obéir à un critère de récurrence (ce qui éliminait Kane, en tant qu’entrée, même si on retrouve Citizen Kane dans d’autres articles). Pour ne pas refaire un Dictionnaire des adaptations littéraires au cinéma, les personnages de romans classiques ont été également soumis à un examen de passage – il s’avère que si certain(e)s sont de grands personnages de cinéma, comme Madame Bovary, d’autres ne le sont pas du tout (c’est le cas de Fabrice del Dongo par exemple). Au moment de l’écriture, on a jugé pertinent de « regrouper » plusieurs entrées en une seule. Enfin, certains contributeurs ont relevé de leur côté des manques importants dans cette liste, et ont proposé des personnages (Bouddha, par exemple)
P.S. Pourquoi inclure des figures aussi variées que des icônes hollywoodiennes, des héros européens, des créatures japonaises ou mexicaines, et des types liés à des orientations sexuelles ou des idéologies ?
L.A. C’était vraiment le projet de départ, l’identité du dictionnaire. Elargir la notion de « Personnage », non seulement le plus possible sur le plan géographique – et donc inclure aussi bien des héros américains « types » que des figures de la culture populaire mexicaine (El Santo), turque (Tarkan) ou japonaise, mais aussi sur la notion de « caractère ». Un ou une « Masochiste », par exemple, va se retrouver aussi bien dans les films de Luis Bunuel que dans le cinéma « pink » japonais.
P.S. Quels sont quelques exemples marquants de métamorphoses ou de subversions d’un même type de personnage à travers le temps ou les cultures ?
L.A. Par exemple : « Arabe » va d’abord s’appliquer au fantaisies orientalistes hollywoodiennes, mais aussi au cinéma colonial français, avant de devenir un enjeu politique dans sa représentation même. « Esclave » est d’abord une sorte de fantasme antique dans les péplums, mais va être aussi un enjeu idéologique fort dans le cinéma américain quand celui-ci se penche sur son passé esclavagiste, sur lequel il s’est construit. « Blonde », comme le montre Marie Barret, une des rédactrices, est un archétype qui parfois parvient à se retourner contre les attentes présumées du spectateur.
P.S. Le dictionnaire met-il en lumière des personnages sous-représentés ou marginalisés dans l’histoire traditionnelle du cinéma ?
L.A. Oui, par exemple Franco et Ciccio, un duo comique italien immensément populaire de son temps, mais jamais cité dans les histoires de la comédie italienne. Mais aussi Tora-san, une figure fondamentale de la culture populaire japonais – il a même une statue à son effigie…
P.S. Comment certains personnages de cinéma (James Bond, Indiana Jones, Nikita…) ont-ils traversé les frontières nationales et temporelles pour devenir partie de l’imaginaire collectif mondial ?
L.A. Je serai très réservé pour Nikita, qui commence à être oubliée et à juste titre. Mais sinon, les grandes figures héroïques, Bond, Indiana Jones, reprennent en fait des archétypes fondamentaux, archétypes qui, comme le montre Jung, appartiennent de fait à une sorte d’inconscient collectif. Il est donc logique et naturel que celles-ci transcendent le temps et la géographie. Superman est une reprise de Moïse, qui est un adopté, comme Harry Potter ou Frodo le Hobbit..;
P.S. Dans quelle mesure les personnages de cinéma ont-ils influencé ou reflété les évolutions sociétales (peurs collectives, fantasmes, changements idéologiques) au cours du XXe et XXIe siècles ?
L.A. Il faudrait tout un livre, très épais, pour répondre à cette question ! J’avais déjà consacré un ouvrage (Mythes et idéologie du cinéma américain) en me concentrant sur une période très resserrée, vingt ans à partir du 11 septembre, et c’était déjà fort complexe. Mais si l’on prend comme seul exemple le Joker, qui passe du statut de bouffon à celui de criminel surréaliste, puis d’agent du Chaos, et enfin de semble de la déchéance sociale ivre de vengeance, on voit comment un simple caractère évolue avec le temps et reflète les changements sociétaux. Mais dans un tout autre registre, la figure du « Gay » est exemplaire. Dans des ouvrages anciens, on aurait déjà intitulé un tel article « Homosexuel » ou même « Inverti »;
P.S. Quels personnages incarnent particulièrement les « monstres » ou les « héros » qui ont marqué des époques spécifiques ?
L.A. Là aussi, ce serait une étude immense. Au Japon, par exemple, l’évolution de Godzilla reflète parfaitement les évolutions du pays. Monstre atomique, puis créature protectrice, avant de redevenir une force destructrice, mal assimilée par le cinéma américain qui le fait affronterKing Kong… Mais dans un tout autre registre, Jeanne d’Arc est un personnage passionnant, que l’on retrouve à toutes les époques sous des formes (et des idéologies) les plus diverses.
P.S. En quoi ce dictionnaire se distingue-t-il d’autres ouvrages de référence sur le cinéma ?
L.A. Merci pour « ouvrage de référence »… Je regarde comment les premiers lecteurs le prennent en main, et c’est intéressant, car cela correspond bien au but recherché. C’est un ouvrage dans lequel on se plonge vraiment , soit au hasard pour y découvrir les entrées, soit en cherchant directement tel ou tel personnage, mais en tout cas jamais en commençant par la première page (tant pis pour Abbott et Costello ou Aladin…).
P.S. Quel personnage de cinéma vous semble le plus emblématique d’une époque et pourquoi ?
L.A. Mabuse ! Ce n’est pas pour rien que le premier film de Lang est sous-titré « Ein Bild der Zeit » (« Le portrait d’une époque »)…Et on le retrouve jusque dans les années soixante.
P.S. Ce dictionnaire peut-il aider à mieux comprendre comment le cinéma a contribué à façonner ou à questionner nos stéréotypes culturels ?
L.A. Je l’espère, mais disons les choses autrement. Un Personnage fonctionne sur la reconnaissance. S’il s’agit d’un stéréotype, alors c’est qu’il est devenu un cliché, c’est ce que ce dictionnaire montre parfois. Mais à l’inverse, si c’est un personnage fort, alors il rejoint le monde des archétypes, et donc c’est un des éléments fondamentaux de la construction de l’Imaginaire.






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