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Interview de Keren Yedaya (Loin de mon père)

Mis à jour le 22 décembre, 2019

Keren Yedaya La réalisatrice de Loin de mon père

ATTENTION : NE LISEZ PAS CETTE INTERVIEW SI VOUS N’AVEZ PAS VU LE FILM, A MOINS QUE VOUS N’AIMIEZ LES SPOILERS

Votre film est adapté de Far From His Absence, un roman de l’auteure israélienne Shez. Comment vous l’êtes-vous approprié ?
Shez, que je connais depuis des années, m’a envoyé son livre quand il est sorti. Elle rêvait que je l’adapte. Je l’ai lu d’une traite et j’en suis immédiatement tombée amoureuse. Mais mon film n’y est pas du tout fidèle, même si cette histoire d’emprise d’un père sur sa fille en est la base. Les premières versions du scénario que j’en ai tirées ne fonctionnaient pas du tout sur le plan du cinéma. L’écriture m’a finalement pris trois ans. J’ai changé par exemple l’âge du personnage. C’est une femme d’une trentaine d’années dans le livre, tandis que dans le film, elle a la vingtaine et peut-être un avenir devant elle. C’était une manière d’introduire de l’espoir. J’ai également évacué tous les personnages qui gravitaient autour de Tami pour souligner son isolement.

Tami est physiquement enfermée dans cet appartement et dans un corps qu’elle ne possède pas. Son horizon semble résolument bouché.
Le corps de Tami est sa prison. Elle n’a pas besoin de son père pour lui interdire de sortir. Elle se l’interdit toute seule. Il a circonscrit son univers depuis sa naissance.

Sa souffrance s’exprime à travers ses désordres alimentaires ou ses scarifications. Comment avez-vous rendu votre film si réaliste, du point de vue d’une victime d’inceste ?
Je mène, depuis que j’ai seize ans, un travail en direction des femmes en Israël. Leurs témoignages m’accompagnent. Avant de réaliser Mon Trésor, j’ai été une des premières dans mon pays à affirmer que la prostitution n’était pas un choix et qu’il fallait créer des lieux d’accueil pour les femmes qui souhaitaient rompre avec cette
vie. Je me suis occupée de victimes de viols dont les foyers ne savaient que faire. Mes films naissent tous d’une nécessité politique et sociale mais je cherche à ce qu’ils portent aussi une réflexion sur l’art cinématographique. Je suis autant passionnée par la politique que par le cinéma. Les deux sont pour moi indissociables. Je ne cherche pas à faire des films pédagogiques. Mon travail consiste à faire en sorte que mes films fassent à la fois débat dans la sphère politique et dans la sphère artistique.

L’inceste est traité de manière frontale dans votre film. Pourquoi avez-vous tenu à filmer les scènes de sexe ?
La représentation qu’on donne de l’inceste est toujours un peu cliché. Elle met souvent en scène un enfant aux prises avec un adulte monstrueux. Mais ce n’est pas rendre service aux victimes. Cela ne contribue pas aux débats. Mon film montre la réalité de l’inceste dans toute sa complexité. Mon héroïne aime son père, elle est jalouse, dépendante de lui. Filmer le sexe permettait d’appréhender tous ces aspects. C’est le sujet même du film. Oui, il y a une scène d’orgasme mais cela n’enlève rien au fait que l’inceste soit un crime. Chacune des scènes que j’ai filmées a un sens et une utilité.

Ces scènes sont filmées dans la pénombre, la plupart du temps, et n’incluent pas de nudité.
Je ne peux plus demander aux comédiens de se dévêtir pour moi. Les réalisateurs hommes pensent que pour obtenir une scène de sexe réussie, il faut que les acteurs soient nus. C’est faux. J’ai placé ma caméra au plus près de mes acteurs, ils portent des protections mais le résultat est aussi puissant que s’ils avaient été nus.

En exigeant de vos comédiens qu’ils soient nus, vous auriez exercé une forme d’emprise sur eux, ce qui est ce que vous dénoncez justement dans votre film…
Oui. Je ne voulais pas les instrumentaliser.

Comment avez-vous trouvé votre comédienne principale Mayaan Turjeman ?
C’est son premier rôle au cinéma. Elle a fini l’école il y a deux ans. Quand j’écris, je sors très peu de chez moi, exactement comme le personnage de Tami. Je ne donne pas dans les mondanités non plus. Mais j’ai été invitée à faire partie d’un jury, dans son école de comédiens. Les étudiants devaient faire un monologue de quatre minutes. Mayaan en a fait un si drôle et si féministe que j’ai été conquise.

Tzahi Grad, son partenaire, est un acteur expérimenté et célèbre en Israël. Ce rôle de père abusif n’était-il pas risqué pour lui ?
On a beaucoup travaillé ensemble mais d’une manière totalement inédite pour lui car je ne m’appuie pas sur le scénario pour le travail préparatoire avec les acteurs. Pour injecter un peu de moi dans l’histoire, nous avons multiplié les rendez-vous pendant lesquels nous parlions de nos existences respectives, de notre enfance. Nous sommes devenus amis. J’ai besoin de créer cette proximité avec mes acteurs et à partir d’elle, je les connecte à leurs personnages. Il se peut que Tzahi appréhendait un peu son rôle mais moi tout ce que j’ai vu c’est la passion qu’il a mise pour l’interpréter.

Vous retrouvez Laurent Brunet, le chef opérateur de Mon Trésor, qui introduit quelque chose de très solaire dans votre film, malgré l’enfermement de votre héroïne.
C’est un magicien. Notre collaboration se passait de mots. Je voulais une lumière très naturelle. J’aime quand on voit les particules de poussière danser dans le soleil, ce que l’on trouve dans les scènes d’intérieur. Pour la scène de la plage, je souhaitais que la lumière soit très forte pour marquer le violent contraste entre quelqu’un qui a été trop longtemps enfermé et qui est exposé soudain à la lumière.

La scène de la plage est terrible car Tami ne connaît pas d’autre mode de communication que le sexe. Sa manière d’approcher l’autre passe  par ce vecteur. 
Oui, c’est la simple et triste réalité. La scène de la plage est basée sur un fait divers survenu à Tel-Aviv, il y a deux ans. Une femme faisait l’amour avec des garçons, alors que deux cent personnes étaient sur la plage, à deux heures de l’après-midi. La presse s’en est émue, car personne n’est intervenu. Elle était ivre et prétendait s’amuser. Ma mission consiste à montrer quelle femme peut vouloir ça. Il y a une raison. Tout comme il m’importait de montrer ce qui se cachait derrière le sourire de la prostituée dans Mon Trésor et de dénoncer l’exploitation des femmes.

A travers cette histoire d’emprise, votre film métaphorise-t-il les rapports de force entre Israël et la Palestine ?
Ce n’est pas le sujet de mon film. Il n’y a pas de symbole dans Loin de mon père. Mais le point commun de tous les films que j’ai réalisés, c’est d’accompagner des personnages qui prennent conscience de leur condition d’esclave. C’est le sujet transversal de mon travail.

La bienfaitrice de Tami est un personnage ambigu…
Ce personnage est très intéressant. Elle suscite des réactions partagées et contradictoires. Elle la sauve, c’est une mère, un ange. D’autres remarquent qu’elle n’est pas si chaleureuse que ça, qu’il lui est difficile de toucher Tami, ce que je confirme également. Il est rare de trouver des personnes aussi bienveillantes. Elle aussi a été victime d’inceste plus jeune. Je devais le montrer avec une série d’indices subtils. Ce type de relation peut parfois mal tourner. Vous pouvez tomber sur quelqu’un qui vous torturera comme le père de Tami l’a fait. Ou quelqu’un qui vous Ou quelqu’un qui vousaide à guérir. J’aime cette ambivalence. Comment interpréter la rêverie où Tami s’imagine donner naissance à l’enfant de son père ?Malheureusement et aussi triste que cela puisse être, c’est son rêve. Cette séquence
fonctionne avec la séquence qui suit, la séquence où elle va devoir prendre la décision irrévocable de quitter son père. Son rêve est aussi celui de son père. Le quitter nécessite donc un courage exemplaire. La séquence du rêve rend la suite dramatiquement beaucoup plus intense.

L’avortement est la seule décision qu’elle prend dans le film à propos de son corps. C’est une libération. Elle en reprend possession comme d’un territoire.
C’est sa manière de dire au revoir à son père. Si elle garde cet enfant, elle restera dans sa prison pour toujours.

Vous optez pour des partis pris de mise en scène forts, en adéquation avec votre sujet…
Je recours aux zooms sans utiliser de Dolly (version moderne du travelling). Peu de réalisateurs choisissent un tel parti pris. Je devais justifier ce choix auprès de mon équipe car la Dolly offre des possibilités illimitées alors que les zooms m’ont obligée à restreindre mon champ. La Dolly satisfait l’ego du réalisateur qui montre qu’il sait faire de belles images et contrôle tout. En refusant cet outil et en ne recourant qu’aux zooms, j’aborde la mise en scène avec beaucoup plus d’humilité. Dans la même optique j’ai refusé qu’il y ait une maquilleuse sur le plateau. Je peux comprendre qu’à Hollywood, ils essaient de rendre tout le monde beau mais pourquoi dans les films d’auteur doit-on cacher la peau ? Je trouve cela complètement absurde alors que notre travail consiste à chercher la vérité.

Ces choix-là de réalisation sont presque politiques…
Pour réaliser un tel film, il fallait faire preuve d’humilité. Le zoom était le moyen le plus adéquat pour approcher les personnages. C’est un outil modeste. Je ne suis pas de ces réalisateurs hommes qui déploient un art cinématographique rutilant. Si le monde du cinéma veut faire entendre la voix des femmes, il doit comprendre que nous faisons les films d’une manière différente.

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