Parmi les films réalisés par Milos Forman, Ragtime (1981) n’est pas le plus connu. Ce n’est pourtant pas le moins ambitieux. La fresque déployée durant deux heures et demi en CinemaScope (photogrammes au format 2,35) donne à voir l’Amérique de la Belle Epoque. La ressortie simultanée en salles et en Blu-ray du quatrième film américain de Forman offre l’opportunité de le découvrir ou le redécouvrir. Le cinéaste filme une société américaine en construction sur fond de discrimination raciale. Près de quarante ans après sa réalisation, Ragtime garde toute sa pertinence. Il est ainsi l’un des films favoris d’Arnaud Desplechin, grand fan de Forman.
1906. Les États-Unis entrent dans le nouveau siècle au son du ragtime. New York est d’une vitalité à toute épreuve. Le musicien noir Coalhouse Walker Jr. se présente pour jouer dans un bar. On inaugure une statue de Diane, ressemblant beaucoup à Evelyn Nesbit, ce qui rend fou son époux, un jeune milliardaire. Une jeune femme noire, qui a voulu abandonner son bébé, trouve refuge dans une famille bourgeoise de New Rochelle…
Michael Weller, déjà scénariste du précédent film de Milos Forman, Hair (1979), adapte ici le best-seller éponyme d’E.L. Doctorow dont l’action se situe à New York au début du XXe siècle. Ragtime sonde les fondements de l’Amérique moderne : un capitalisme grandissant, un puritanisme solidement ancré dans les mentalités et une population afro-américaine victime de la ségrégation.
Robert Altman fut un temps pressenti pour réaliser Ragtime. Le projet tomba en définitive dans les mains expertes de Forman. Dans ce film choral, le réalisateur mène en parallèle plusieurs récits. Chaque fil narratif suit son protagoniste principal: la narration y est ambitieuse, la maîtrise au rendez-vous. Chaque destin s’avère contrarié, les ressorts dramaturgiques sont appelés à se rejoindre tôt ou tard, directement ou indirectement. Ragtime peut s’apprécier tel un véritable kaléidoscope de la société américaine de l’époque, tout contexte social confondu, depuis les immigrés miséreux jusqu’aux couches sociales influentes détenant pouvoir et argent. Parmi ce portrait collectif, une fenêtre s’ouvre entre autres sur une famille à la bonté toute chrétienne et une épouse avide de notoriété.
Cette vision panoramique de l’Amérique a cependant une figure centrale, celle d’un pianiste de jazz afro-américain. La bande son signée par Randy Newman confère au film une atmosphère jazzy. La lutte jusqu’au-boutiste pour les droits de ce personnage interprété par Howard E. Rollins sert de fil directeur à la narration particulièrement ample. Les tensions raciales deviennent les principales perspectives de ce portrait pertinent de l’Amérique d’un XXe siècle naissant.
Le casting sert particulièrement le film. Après vingt ans d’absence, James Cagney réapparait en chef de la police new yorkaise. Pour ce qui sera son dernier rôle sur grand écran, l’ancien gangster de L’ennemi public (1931, William A. Wellman) ou de L’enfer est à lui (1949, Raoul Walsh) se range ainsi du côté des forces de l’ordre. La trajectoire est similaire pour Pat O’Brien, autre célèbre acteur des années 1930 qui endosse ici aussi son dernier rôle pour le cinéma. Face à ces deux légendes du cinéma américain apparaissent, dans des rôles plus ou moins secondaires, de jeunes comédiens comme Mandy Patinkin, Mary Steenburgen, Jeff Daniels, Samuel L. Jackson… La direction d’acteurs observée rivalise de prouesses avec la direction artistique.
Ainsi, l’alliance entre la photographie de Miroslav Ondrícek et les décors de John Graysmark contribuent à une reconstitution historique soignée et élégante du début du XXème siècle. Le metteur en scène passe en revue la vie au quotidien dans les quartiers d’immigration, l’atmosphère incomparable des clubs de jazz et autres lieux de divertissement ainsi que les marqueurs sociaux comme l’automobile déjà valeur-symbole. A travers le personnage de Tateh incarné par Patinkin, migrant au fort accent de l’Est devenu réalisateur, c’est la situation même de Forman et l’influence grandissante du cinéma qui sont interrogées.
Signalons enfin que dans Ragtime, Forman élève au rang d’art la gestion des ellipses. L’une d’entre elles fera par exemple glisser la narration d’une promesse de mariage à la célébration de funérailles. Quelques-unes pourront paraître brutales. Elles sont le résultat de coupes réalisées au montage pour faire tenir le long métrage dans la durée exigée par son producteur, Dino De Laurentiis. Elles expliquent peut-être aussi le fait que ce film bien que nommé huit fois aux Academy awards et sept fois aux Golden globes en 1982 n’ait reçu aucun prix de ces deux académies. Pourtant, cette fresque tragique composée sur la naissance d’une nation fascine à bien des égards. Elle mérite amplement une relecture tant le tableau dressé d’une Amérique moderne naissante garde toute sa pertinence.
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