A Sokcho, petite ville balnéaire de Corée du Sud, Soo-Ha, 23 ans, mène une vie routinière, entre ses visites à sa mère, marchande de poissons, et sa relation avec son petit ami, Jun-Oh. L’arrivée d’un Français, Yan Kerrand, dans la petite pension dans laquelle Soo- Ha travaille, réveille en elle des questions sur sa propre identité et sur son père français dont elle ne sait presque rien. Tandis que l’hiver engourdit la ville, Soo-Ha et Kerrand vont s’observer, se jauger, tenter de communiquer avec leurs propres moyens, la cuisine pour l’une, le dessin pour l’autre, et tisser un lien fragile.
Certains films, par leur titre, ou les quelques images qu’ils laissent filtrer interrogent rapidement par leur nature. Ainsi, la tournure Hiver à Sokcho introduit deux mots qui permettent de situer un récit, temporellement et géographiquement, de manière étonnamment précise mais qui, pour autant, ne déterminent en rien ce dernier, ou plus exactement, ne le circonscrivent pas. A quel hiver se réfère-t-on, un hiver comme tant d’autres, inlassablement répété, ou au contraire un hiver disruptif, qui précèderait un printemps nouveau ? Quelle portée symbolique attacher à cet hiver, qui plus est dans une ville provinciale touristique de bord de mer, qui, l’automne passé, laisse entrevoir des désolations que les frasques estivaux tendent à masquer. Sokcho s’observe en hiver, pour qui sait l’observer, elle se révèle, différente, authentique et habitée. La réalisateur franco-japonais Koya Kamura, pour son premier film, nous invite à une déambulation pittoresque, dans un temps presque suspendu, celui recherché par son personnage principal masculin, Yann Kerrand (Roschdy Zem), un dessinateur à succès venu chercher l’inspiration loin du monde, loin de tout, pour se recentrer doublement sur lui même et sur son travail, prendre la distance suffisante pour ne pas se contenter de reproduire un geste attendu par son public, ou ses donneurs d’ordre, mais bien pour trouver une voie qui lui soit propre, un décor naturellement graphique, aspirer à retrouver une forme de virginité et de pureté dans le geste artistique.
Là aussi, les lents pas de ce français voyageur, son silence, très vite exposé comme impossible à percer, sur ce qu’il cherche précisément à fuir, comporte sa part d’ambiguïté et de non dit révélateur: quelle part le hasard comporte-t-il réellement dans ce détour, son destin prendrait-il un tour nouveau, ou bien s’agirait-il d’un retour, aux sources, géographiquement parlant ?
Le trouble et le mystère s’invitent alors naturellement, indiciblement, et nous comprenons qu’il vaut matière, et que ce nous pouvions prendre pour mise en abyme (le regard de Kamura sur Sokcho, sur la société coréenne au travers du regard de Yann Kerrand) contribue bien plus à la forme narrative qu’à une vision purement artistique, même si le graphisme – les dessins de Kerrand – eux aussi pourraient participer à un glissement symbolique de l’art du réalisateur vers celui de son personnage masculin principal. Nous le comprenons d’autant plus, que la forme tendra précisément à brouiller les repères, et à convoquer certains codes du cinéma de genre par petites touches, pour instaurer une atmosphère dont on ne saurait détacher à coup sûr – la porte reste volontairement ouverte sur la possibilité d’un crime passionnel, d’une relation qui tournerait mal – sa part poétique de sa part fantastique. Le décor industriel, le temps suspendu, le froid, l’apparente difficulté sociale, ce relatif délabrement et l’austérité de la chambre dans laquelle le voyageur français atterrit, peuvent tout aussi bien convoquer un récit d’homme solitaire perdu (Profession Reporter d’Antonioni par exemple), une ode amoureuse ou une romance (Un hiver à Yanshi de Chen, conte d’hiver de Rohmer), mais aussi, pourquoi pas, laisser la place à un récit qui d’une question psychologique glisserait progressivement vers une pathologie psychiatrique, dans une logique de thriller alenti. Les repères posés ne laissent ici d’autres certitudes que celle d’une volonté manifeste du réalisateur de ne rien s’interdire, de trouver une voix inclassable. Une voix off nous guide par instant, et nous délaissons alors la partition très sobre et intéressante de Roschdy Zem (Kamura affirme avoir été impressionné – comme nous l’étions – par sa partition – Venturesque – dans Roubaix, une lumière, et avoir recherché à le diriger de sorte qu’il en ressorte aussi mystérieux) pour nous intéresser à l’envers du miroir, à Soo-Ha, une jeune femme coréenne, qui parle le français et pour cette raison en vient à rencontrer le loup solitaire.
Il s’agit alors d’une possible rencontre, ou d’une rencontre impossible, nous ne le savons pas encore, mais l’enjeu est posé. La jeune femme, revenue dans son territoire, pour avoir fui momentanément la capitale, vit avec son compagnon une relation qui, si elle ravit sa mère qui l’imagine mariée dans l’année, ne la satisfait pas pleinement. Les aspirations de ce dernier à devenir mannequin ou une star dans la capitale, prennent de la place et écrasent ses propres envies. De surcroît, la jeune femme s’est volontairement rapprocher de sa maman, pour laquelle elle se fait du souci, et se voit mal l’abandonner de nouveau. L’irruption du voyageur français, qu’elle juge très logiquement impoli, dans son environnement quotidien, fera naître en elle des sentiments contradictoires, réveillera des blessures passées. Nous obtenons alors par cette exposition quelques réponses à nos observations: le trouble de l’image fait imminemment écho au trouble de la jeune femme, à ce sentiment naissant en elle, entre attirance et répulsion, entre désir, divagation, projection qu’elle assimile inconsciemment à une quête de vérité, à une résurgence triomphale du passé dans le présent.
Cette rencontre ravive en elle un manque affectif, et un passé enfoui. Ce sentiment qui la traverse, se dresse en parallèle d’un autre sentiment proche, qui nourrit le roman dont est issu Hiver à Sokcho, propre aux binationaux, dotés d’une double culture. Deux pôles d’un même aimant les attirent, quand bien même dans des directions diamétralement opposées. La soif de découvrir une nouvelle culture parfois laisse la place à l’absence d’une culture délaissée. Soo-ya nourrit pour la France une attirance naturelle, transmise par sa mère, elle idéalise la France. Yann Kerrand lui donne à voir une vision très éloignée de ce qu’elle imagine.
Kamura trouve ici l’excellente idée de symboliser ce rendez-vous longtemps manqué par des rencontres culinaires. Soo-ya, cantinière dans son établissement cherche inlassablement à faire découvrir la cuisine coréenne (qui tient une place importante dans le film, notamment par l’entremise de la profession de la maman, poissonnière, rare experte à savoir parfaitement préparer le fugu, poisson dont le foie, les ovaires, les intestins et la peau peuvent s’avérer mortel) à Kerrand, sans succès, ce dernier préférant visiter la ville, ou lui demandant de devenir sa guide. A mesure que celui-ci refuse, Soo-ya imagine alors pouvoir lui proposer une cuisine française, imaginant que le refus puisse être lié à la cuisine coréenne en elle-même.
Le comportement troublant et troublée de la jeune femme, vient lui même en contrechamps de la quête tout aussi troublée du dessinateur. Celui-ci ne donne pas d’indication claire sur sa réceptivité quant aux demandes de la jeune femme, il apparaît taciturne et lunatique, pouvant passer d’une attitude ouverte et positive à un repli sur lui même et son travail sans considération aucune pour Soo-Ha, en parfait égoïste. L’égoïsme étant d’ailleurs une des composantes importantes questionnée par le film, par le prisme de ces conséquences sur ceux qui en sont les victimes.
Par les questions qu’il pose plus encore que par les réponses qu’il apporte, par ses choix formels qui reprennent ces questionnements, Un hiver à Sokcho parvient à tirer un étrange trait d’union entre la France et la Corée, et à livrer une vision de la Corée sensible, très différente de celle parvenue à nous jusqu’à présent-, notamment dans sa manière de questionner l’intime .
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