Mis à jour le 29 mai, 2016
De familières, les images deviennent inquiétantes. Le générique de Soleil Vert (Soylent Green, 1973) trace un passage prenant la forme d’un discours eschatologique. En 2022, le terrien souffre : son corps chemine à l’intérieur d’un espace saturé par la chaleur et la surpopulation. Le désastre climatique a bien eu lieu. Première conséquence : les denrées alimentaires, de plus en plus rares, ont été remplacées par des barres énergétiques sans saveur, dont la société « Soylent Green » possède le monopole. Ainsi résumé, il serait évident d’accoler à Soleil Vert l’étiquette de film « post-apocalyptique », raccourci réducteur minimisant l’impact esthétique et critique de cette science-fiction atypique.
Le film de Richard Fleischer souffre des mêmes préjugés que son auteur. Né en 1916, fils du génial cartooniste Max Fleischer, Richard Fleischer commence sa carrière en 1946 avec Child of Divorce. Sa filmographie, prolifique, s’étale sur plus de quarante ans, traversant les genres et les tendances du cinéma américain. L’hétérogénéité apparente de son œuvre a tôt fait de décourager les critiques et historiens du cinéma, souvent – hormis quelques rares exceptions – incapables de déceler chez elle la présence d’un auteur. Pourtant, derrière l’apparente dispersion de sa filmographie, un style s’annonce, se prolonge et perdure. Une mise en scène maitrisée et éclectique à laquelle rend hommage la ressortie en salles cette semaine de Soleil Vert.
L’espace
Aux voyages galactiques rapportés par tant de récits de science-fiction, Fleischer et son scénariste Stanley R. Greenberg préfèrent l’espace terrestre décrit par le roman de Harry Harrison publié en 1966. Le titre de celui-ci, Make Room ! Make Room !, souligne l’importance octroyée à l’espace dans la dramaturgie du récit. L’enquête entreprise par Robert Thorne (Charlton Heston) prend la forme d’un jeu de piste aux trajectoires multiples. Il s’agit d’abord d’éviter les corps suppliant qui recouvrent le sol, puis d’échapper aux ombres menaçantes projetées sur les murs, pour mettre à nu les mécanismes de la machinerie spatiale.
Les composition de Richard Fleischer multiplie les cadres dans le cadre, signalant l’emboitement sans fin des espaces, tandis que la photographie de Richard H. Kline s’opacifie d’un brouillard verdâtre rendant flous les contours de l’écran large. Technicien aguerri et visionnaire, Fleischer fut un des seuls cinéastes américain à profiter pleinement des possibilités offertes par le Cinemascope dans les années cinquante – sur ce point il nous faut citer Les Inconnus dans la ville ou encore son adaptation de Jules Verne Vingt mille lieues sous les mers. Cette acuité visuelle profite à Soleil Vert dont l’horreur anticipatrice repose essentiellement sur une problématique spatiale.
Consommation-Destruction
Plus le temps s’allonge, plus l’espace se réduit. L’équation ne peut que se résoudre tragiquement. Raréfié, le territoire influe sur la l’humanité de ses occupants. La mémoire de Sol (Edward G. Robinson) réactive sans cesse le goût d’images dépassées par le présent. À l’inverse, Robert Thorne est un homme du nunc, emporté par un mouvement constant qui ne connait ni possibilités de retour ou d’avancée. Fasciné par la projection qui accompagne le suicide programmé de Sol, Robert prend conscience de l’absence de son héritage. Le goût de la viande, l’odeur d’une fleur, la beauté d’un paysage, plus rien ne subsiste sinon de manière ponctuelle et inédite. Dans l’univers de la consommation industrialisée, l’humain a perdu son humanité ; il est machine, objet, autant consommable que les barres énergétiques qu’il ingère. Purement fonctionnel, son corps ne peut souffrir l’inhabituel au risque d’être définitivement radié de l’espace normatif.
La séquence d’émeute que filme Richard Fleischer oppose les machines prédatrices aux corps-proies. Le désastre climatique assure le devenir-aliment de la population humaine. La répétition des plans affirme à travers une violence symbolique qui rappelle les procédés du montage eisensteinien, cet indiscutable état de faits. Éminemment critique, Soleil Vert décrit l’inéluctable progression d’un rapport économique qui, en chemin, a oublié l’humanité qui le fonde.
Ce cheminement était déjà annoncé par les images du générique. En toute logique c’est leur retour qui clôturera le film. La main dressée de Robert Thorne se fige, appartient à un passé photographique, déjà oublié car immédiatement consommé.
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