Mis à jour le 29 janvier, 2017
La Porte du Paradis (Heaven’s Gate, 1980) est une œuvre cathartique, excessive, propice à la rupture. Une rupture d’abord historique puisque les débordements budgétaires du film mettent au banc de Hollywood son réalisateur Michael Cimino et avec lui les jeunes auteurs soucieux de traduire à l’écran une vision personnelle du monde et du cinéma. La Porte du Paradis marque la fin des années soixante-dix et du Nouvel Hollywood. Ces propos doivent être mesurés, bien sûr, mais la vision du film fait sentir l’émergence du gouffre. Le gigantisme constant magnifie et détruit à la fois, tentation du Sublime qui fait de la chute le propre du délice. La ressortie en salle la semaine dernière du troisième long métrage de Michael Cimino nous a donné envie d’en savoir plus sur ce western jusqu’au-boutiste, monument grandiose et mortuaire.
De l’origine à son recommencement
À bien des égards, La Porte du Paradis rappelle Easy Rider (Dennis Hopper et Peter Fonda, 1969), film qui lança la fabuleuse épopée du Nouvel Hollywood. Comme dans ce dernier, trois personnages sont conditionnés par une identité ambigüe : James (Kris Kristofferson), William, surnommé Billy, (John Hurt) , Nathan (Cristopher Walken), un triumvirat masculin encore compliquée chez Cimino par la présence d’une femme – Ella Watson ( magnifique Isabelle Huppert) – source de conflits et d’union. Dans Easy Rider, l’Amérique se divisait en deux communautés : les hippies et les rednecks auxquels Billy (Dennis Hopper) et Wyatt (Peter Fonda) se confrontaient sans parvenir à comprendre ce qui, réellement, les opposaient. Chez Cimino il y a aussi deux peuples américains : les WASPs (White Anglo-Saxon Protestant) dont les intérêts sont gérés par Frank Canton (Sam Waterston), président de l’Association des éleveurs de bétails, et les immigrés d’Europe de l’Est dont le nombre augmente considérablement à partir de 1890. Les seconds colportent une réputation de voleurs et d’anarchistes qui dérangent l’institution américaine soucieuse de protéger la pureté de ses terres et sa production matérielle. Comme dans Easy Rider, la dichotomie communautaire est complexe. Il ne s’agit pas de la classique opposition natifs/colons, car chez Cimino les seconds sont le devenir des premiers. La Porte du Paradis prend pour sujet une faille historique. L’Amérique, nation des peuples, unité éclatée, est une mécanique aux éléments hétérogènes. Néanmoins, à trop accepter l’hétérogénéité, il y a danger : celui de ne plus pouvoir constituer des principes nationaux, de ne plus parvenir à concevoir des lois communes.
Les paradoxes de l’Amérique
Les personnages principaux du film exemplifient cette ambivalence nationale. James est un WASP mais aussi le défenseur du comté qui s’apprête à être ravagé, William est un membre de l’Association mais se refuse à approuver leurs actes violents. Plus encore, Nathan soutient l’Association, représente sa puissance et sa brutalité, mais, l’apprend-on au détour d’un dialogue, est en fait directement issu de l’immigration russe. La première apparition du personnage est sur ce point révélatrice : Nathan n’est d’abord qu’une ombre menaçante, puis apparaît de manière effective à travers un trou de toile (soit un cadre dans le cadre). Plus loin dans le film, le personnage s’observera dans une glace, se félicitant de son accoutrement de yankee. Nathan n’est en fait qu’une pure représentation, idée que souligne la mise en scène de Cimino. Nathan n’est pas un américain il joue à l’américain ou tout du moins avec l’image que l’on se fait de cette entité paradoxale. En fait, cet immigré qui refuse d’admettre son origine incarne de manière essentielle l’identité américaine : soit la personnification d’une idée qui n’a jamais existé dans les faits, mais seulement à travers un imaginaire folklorique partagé. Ce personnage est donc soumis à une confusion constante que renforce son amour pour Ella, personnage rendue ambigüe par son identité nationale d’immigrée qui a réussi à s’installer et à prospérer, par sa profession de prostituée, par son identité narrative partagée entre la protection maritale que lui propose Nathan et les sentiments qu’elle éprouve pour James. Dans Easy Rider, la prostituée occupait elle aussi une place centrale, renvoyant aux deux motards leur propre image, à la fois marginale et nécessaire, maintenue en bordure de la société.
L’arrêt du mouvement
La Porte du Paradis marque un moment d’arrêt. La rumeur, puis l’arrivée des mercenaires venus massacrer la population immigrée oblige à modifier ses plans d’avenir. Ella et Nathan pensaient trouver leur place en Amérique, à travers l’accumulation d’une richesse personnelle – le parallèle entre les deux personnages est intéressant : Ella fait payer ses clients en dollars ou en bestiaux, Nathan a fondé son petit empire sur le commerce du bétail. La construction temporelle du film se fonde en effet sur le double principe de l’arrêt et de la reprise. La Porte du Paradis commence par une célébration de fin d’année, fêtant la fin de la promotion 1870 de l’université de Harvard. Pendant la fête, alors que tous les étudiants entonnent en cœur un chant patriotique, le visage de William s’assombrit, se tourne vers James et murmure : « C’est la fin, c’est la fin de 70 ». William semble reprendre le « We blew it » (« On a tout foutu en l’air ») que lâchait Wyatt à la fin de Easy Rider ; mais ici le constat de la fin apparaît dès le début du film marquant son développement du sceau de l’échec. Après cet épisode, Cimino laisse passer vingt ans pour retrouver ses personnages en 1890. Cette date a son importance car elle marque la fin de la conquête de l’Ouest. À partir de 1890 en effet, toute l’Amérique est colonisée, et la menace naturelle a été maitrisée. Il ne peut, dès lors, n’y avoir qu’un coup d’arrêt propice à la prospérité et à la sédentarisation.
Les projets d’avenir peuvent se construire sur le long terme. Lorsque Nathan montre sa demeure à Ella, il lui apprend qu’elle a été tapissée. Le papier-peint connote un confort bien éloigné du wilderness américain, et assure la possibilité de fonder un foyer. Lorsque Nathan, assailli par les mercenaires, verra le papier bruler, la symbolique connotera la perte de l’espoir et l’obligation de tout recommencer. Le trajet des héros de Easy Rider prenait fin sur le bas-côté de la route, chez Cimino le mouvement ne commence jamais mais se fixe sur le seuil. Cette position de l’entre-deux est notamment visible par la prépondérance d’une lumière forte, filtrée par les fenêtres ou les volets. Nous ne sommes jamais éblouis (sinon à un seul moment du film, justement pendant l’affrontement final), car jamais complètement à l’intérieur du paradis.
L’ébauche d’un avenir
La Porte du Paradis est film en chantier. Chaque composition obéit au même mécanisme de déconstruction-reconstruction. En 1870 ce sont les rites de l’université (le bal, le discours de fin d’année) qui sont mis à mal par l’énergie de la jeunesse. En 1890, la vie de la communauté est perturbée par l’imminence du massacre et par les fluctuations des sentiments. Alors que les habitants posent devant l’église pour une photographie, l’attelage de Ella et James arrive à toute allure et perturbe la composition de l’image, obligeant le photographe à replacer ses sujets pour recommencer la prise. Cimino transporte sans cesse son spectateur de l’ensemble au particulier, idée qu’exprime le premier mouvement de caméra qui opère un travelling vertical du haut vers le bas. Après ce mouvement, le ciel sera toujours visible, mais seulement depuis une focalisation interne, propre à l’humain. Il y a un effet gravitationnel qui parcourt tout le film. Nous sommes constamment rattrapés par la terre et la chair, le sang et les humeurs. Mais une fois encore, Cimino et son directeur de la photographie, Vilmos Zsigmond, élèvent la matérialité au niveau de l’évanescent : le corps blanc, préraphaélite de Isabelle Huppert, les volutes de fumée qui parcourent les plans. Ce qui résulte de la rencontre de ces dynamiques contraires mais complémentaires tient à un effet vertigineux, proche du principe d’Aufhebung. Le travelling est aussi latéral, voire circulaire. La forme du cercle stipule le recommencement, le retour. La tuerie finale exécutée, il ne reste plus rien, sinon un souvenir que James préserve dans son cœur lorsque nous le retrouvons en 1910. Pourtant, l’immigration perdurera et l’Américain, homme de nulle part et de partout à la fois, continuera d’être entrainé par ce double mouvement d’ascension et de chute.
Que pouvait-il rester après La Porte du Paradis ? Un immense vide et un nouveau départ. Voir ce film, trente-cinq ans après sa sortie initiale, c’est découvrir un moment charnière du cinéma américain. Pour celles et ceux qui aimeraient en savoir plus sur la carrière de Cimino, on ne peut que trop conseiller la lecture de l’ouvrage que lui a consacré Jean-Baptiste Thorert, Michael Cimino. Les voix perdues de l’Amérique, publié en 2013 chez Flammarion dans la collection « Pop Culture », véritable road-trip littéraire et analytique, parcourant les territoires fantasmés et filmés par ce réalisateur, à la fois génial et terrible, dont la personnalité se confond avec celle de ses films.
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