Mis à jour le 29 mai, 2016
Les Oiseaux (The Birds, 1963) figure un moment transitoire dans la filmographie d’Alfred Hitchcock. Héritier d’un discours symbolique propre au classicisme, contemporain d’une représentation frontale et ostentatoire préparant l’avènement du Nouvel Hollywood, Les Oiseaux – seconde adaptation par Hitchcock d’une œuvre de Daphne du Maurier après Rebecca (1940) – se présente comme un film-synthèse succédant au basculement, sinon à la rupture, incarné par Psychose (Psycho, 1960), et appartenant aux derniers films hollywoodiens de l’auteur, avant son retour en Angleterre. La ressortie en salles cette semaine des Oiseaux permet d’affirmer la proposition de François Truffaut, écrivant à propos du film d’Hitchcock que « la peur est une émotion “noble » et qu’il peut être « noble » de faire peur. Il est « noble » d’avouer que l’on a eu peur et que l’on a pris du plaisir ».
Pression symbolique
Les Oiseaux s’inscrit dans cette série de films marquant la fin de la période hollywoodienne d’Alfred Hitchcock. Un départ haut en couleur puisque le cinéaste choisit la flamboyance du Technicolor pour traduire les angoisses de ses personnages. La Mort aux trousses (North by Northwest, 1959) prenait la forme d’une traversée de l’Amérique, Pas de Printemps pour Marnie (Marnie, 1964) choisira celle d’un parcours intérieur, Les Oiseaux emprunte au premier son sens de l’espace et annonce la sensibilité psychologique du second. Sorte de Psychose coloré, Les Oiseaux se déploie dans un rapport tendu entre l’intérieur et l’extérieur. La traversée du lac par Melanie Daniels (Tippi Hedren en ultime blonde hitchcockienne), partie rejoindre Mitch Brenner (Rod Taylor en séducteur un peu fade face aux modèles Grant–Stewart), distingue deux types de plans correspondant à deux visions subjectives. Celle de l’héroïne embrasse l’ensemble de l’espace qui lui fait face, alors que celle de Mitch cerne, encadre par le truchement des jumelles divisant en deux le cadre de l’héroïne. Sans avoir recours au dialogue, Hitchcock scelle le destin de Melanie. Ce dispositif scopique apparaissait déjà dans Psychose, l’œil mort de Marion (Janet Leigh) étant ici remplacé par l’orbite vide d’un malheureux quidam.
La représentation symbolique se prolonge tout au long du film. Voyez comment la mère de Mitch, placée au premier plan, divise l’espace et sépare du même coupe le couple à l’arrière-plan. Là où la parole cathartique soutenait un peu lourdement le propos psychologique de La Maison du docteur Edwardes (Spellbound, 1945), c’est ici l’espace et sa mise en scène qui priment sur le monologue intérieur. Ce dialogue visuel, entretenu par l’enchaînement des plans fait tout le prix du film d’Hitchcock. Le traitement prend la forme d’un discours cinématographique marqué par la fêlure (l’utilisation du jump cut pour marquer l’atrocité du supplice prométhéen déjà évoqué).
L’Outre-Monde
La menace se signale d’abord par le son hors-champ (soulignons ici l’excellence du travail de Bernard Herrmann) influant sur les réactions des figures humaines occupant le cadre. Bientôt, celles-ci disparaitront dans un contre-champ contaminé par la présence des volatiles. Tout à fait graphique (Les Oiseaux marque la dixième collaboration du chef opérateur Robert Burks avec Hitchcock), leur composition s’imprime par effet d’ombre sur le visage de Mitch, écho implicite à la cicatrice de Melanie, son visage strié d’un rouge anti-naturaliste soulignant le caractère symbolique de sa blessure. L’attaque des oiseaux est une projection dont la violence doit être rapportée à la longue introduction du film pleine de sous-entendus de non-dits. La pulsion exp(l)ose à bien des niveaux : la sphère intime, rongée par le refoulement et le mensonge, mais aussi la mise en scène à travers une construction binaire hautement réflexive. Les trucages apparents créent la collision entre deux matières d’images ; mise en valeur du principe de soudure propre au montage que l’on retrouve dans cette séquence voyant Melanie observer, pleine d’angoisse, l’arrivée des corbeaux dans la cour de récréation. L’arrivée massive des volatiles souligne la relation du champ et du contre-champ à travers une mise en scène du temps lui-même.
Sur bien des points Les Oiseaux hitchcockiens annoncent La Nuit des morts-vivants (Night of the Living Dead, 1968) de Romero. L’étrange familiarité convoquée par les deux figures permet aux réalisateurs d’entretenir un discours programmatique fondé sur l’intervalle et l’entre-deux. L’animalité chez Hitchcock, la léthargie chez Romero, excède, déborde le cadre rassurant de la fiction pour se déporter sans cesse sur les bordures du plan. L’Outre-Monde, qui se confond alors avec l’Entre-Image, se propose comme une réalité cinématographique productrice d’un effroi dont la valeur doit se mesurer à son seul médium créateur.
Outre les indispensables Hitchcock/Truffaut et le Hitchcock de Claude Chabrol et Éric Rohmer, signalons à l’attention du lecteur deux publications plus récentes offrant de nouvelles perspectives de recherche sur l’œuvre du maître du suspense : Psycho. La leçon d’iconologie d’Alfred Hitchcock (Vrin) de Luc Vancheri, et L’œil domestique. Alfred Hitchcock et la télévision (Rouge Profond) de Jean-François Rauger ; le premier abordant le célèbre film d’Hitchcock sous l’angle de l’iconologie, le second s’attardant sur ses productions télévisuelles, pan moins connu de sa carrière mais ô combien intéressant.
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