Mis à jour le 29 mai, 2016
Lors de sa sortie en mai 1954, Johnny Guitar aurait pu passer inaperçu. Western produit par la prolifique mais modeste Republic, rien ne promettait au neuvième long métrage de Nicholas Ray la postérité qu’on lui connait. C’était sans compter le regard aiguisé de quelques critiques français, et en premier lieu celui d’un certain François Truffaut. Dès 1955, le jeune critique reconnait à Johnny Guitar des qualités essentielles, et fait de Nicholas Ray un nouveau membre de sa fameuse politique des auteurs. La ressortie en salle de Johnny Guitar cette semaine nous permet de consacrer une courte analyse à ce chef-d’œuvre annoncé.
Un art de la relativité
Parti depuis cinq ans, Johnny Logan (Sterling Hayden) dit « Johnny Guitar » revient à Albuquerque. Là-bas l’attend la courageuse et indépendante Vienna (Joan Crawford) propriétaire d’un saloon qu’elle dirige seule en femme d’affaires avisée. Mais ces cinq ans d’absence, Vienna a du les combler, de projets et d’hommes, d’insatisfactions et d’amertume. Son accointance avec le « Dancing Kid » (Scott Brady), chef d’une bande aux activités troubles, n’est pas passée inaperçue auprès de de la communauté. Aussi lorsque Johnny retrouve son amante, le héros doit faire face aux menaces du « Dancing Kid » amouraché de Vienna, et des habitants d’Albuquerque menés par la terrible Emma (Mercedes McCambridge) bien décidés à chasser Vienna et ses acolytes. Le scénario de Philip Yordan, adapté du roman éponyme de Roy Chanslor, prend la forme d’un récit choral et favorise la multiplicité des points de vue. Nous qualifiions Johnny de « héros », mais à bien des égards c’est Vienna qui apparait comme le véritable rôle central du film, tandis que les complices du « Dancing Kid » et Emma complètent l’œuvre par la composition de seconds rôles à la fois truculents et tragiques, effroyables et sympathiques. Les évènements se complexifient sans cesse par l’apport de nouvelles informations distillées au compte-goutte. L’ambiguïté latente concerne tous les personnages et influe chacune de leur relation. De l’amour inavoué de Emma à celui inachevé de Johnny et Vienna, Johnny Guitar fait la part belle à la caractérisation psychologique et défie le manichéisme propre au western classique. Le triangle amoureux présente ici des faces multiples.
La relativité concerne aussi la mise en scène. L’espace chez Nicholas Ray est sans cesse mis en cause par la présence active du hors-champ. Que ce soit par le son – les explosions, la tempête du début – ou par la vision fragmentaire d’un évènement, les regards du spectateur et des personnages se déportent fréquemment du plan. L’imagination se fait productrice d’images que le cinéaste préférera suggérer par le truchement d’un personnage fixant la bordure du cadre. Sur ce point, la scène de la pendaison est magistrale, le trépas n’étant signifié que par le balancement d’un bras sur le côté gauche de l’écran.
Cet art de la relativité permet au cinéaste de discuter les valeurs du genre envisagé par son film.
Hybridité du western
On le sait, le propre d’un genre est de remettre en cause la fixité que la théorie voudrait sans cesse lui prêter. Certains réalisateurs veilleront à prendre à revers des éléments (trop) attendus, d’autres encore joueront du registre parodique pour transformer la réaction du public. L’attitude de Ray est toute autre. Johnny Guitar n’est pas seulement un western, mais aussi un mélodrame et un musical. Aussi le genre n’est pas travaillé de l’intérieur, mais s’enrichit d’apports extérieurs. On retrouvera bien sûr certains archétypes narratifs (les hors-la-loi et le héros solitaire, la dualité amoureuse, l’opposition de l’individu et la communauté), et quelques constantes esthétiques (la rhétorique du champ-contrechamp propre au duel, la musique dynamique exaltant l’avancée de la conquête). Seulement ici, la variation des codes – qu’ils soient syntaxiques ou sémantiques – permet le basculement générique. Ce n’est plus un homme mais une (voire deux) femme(s) que les sentiments tiraillent, et l’on entre alors dans la structure du mélodrame ; le mouvement s’arrête pour préférer la sédentarisation et l’espace confiné des intérieurs, favorisant la joute oratoire plutôt que la lutte physique ; l’orchestration composée par Victor Young passe de l‘accompagnement off à une présence effective dans la diégèse (la guitare de Johnny, le piano de Vienna), une source dédoublée qui permet le lien avec l’univers de la comédie musicale.
À ce propos, la photographie de Harry Stradling Sr. exploite à merveille les possibilités chromatiques que lui offre le procédé du Trucolor. Aucun naturalisme dans Johnny Guitar, mais un travail d’esthète qui ne craint ni l’excès, ni la tentation expressionniste voire l’artifice des toiles de fond. Assurément théâtral, Johnny Guitar propose quelques scènes de pure bravoure visuelle. De manière sensorielle, le film de Ray incarne une couleur chaude ; celle, littérale, des flammes consumant le saloon de Vienna, ou celle, plus symbolique, du rouge à lèvre et de la chemise écarlate de l’héroïne.
Un voyage temporel
À bien des égards, Johnny Guitar entre en coïncidence avec son époque de production. En plein Maccarthysme, le film de Nicholas Ray évoque un passé aux échos étrangement contemporains. Il est ici question de délation, de chantage, d’accusations faussées, et d’exécutions sommaires. On retrouve l’atmosphère angoissante de l’anticommunisme primaire des années cinquante, la crainte de se voir exclure d’une terre au nom d’une idéologie communautariste. L’apport critique du film peut être imputé au scénariste Philip Yordan, habitué des voyages temporels, déjà auteur du scénario du Livre noir (Anthony Mann, 1949), un curieux film noir se déroulant durant… la Révolution française ! Johnny Guitar s’intègre au corpus de westerns dits « politiques » qui émerge au cours des années cinquante. Rappelons que cette même année de 1954, Philip Yordan apparait au générique de La Lance Brisée (Edward Dmytryk), considéré – à tort si l’on se rappelle certains films muets – comme le premier western pro-indiens.
Mais la principale révolution du film est d’évoquer la figure d’une femme indépendante, défiant les préjugés de la société patriarcale – du Far West, certes, mais dont la pertinence est toujours d’actualité. Réalisé pour Joan Crawford, le film use habilement de l’image de l’actrice. Déjà dans Mildred Pierce (Michael Curtiz, 1945), Crawford interprétait une femme forte, luttant contre les adversités de la vie pour éduquer sa fille et monter sa propre entreprise. Avec sa coupe garçonne, son blue-jean et sa chemise d’homme, le rôle de Vienna masculinise l’actrice, mais la grâce naturelle de Crawford ainsi que son maquillage élaboré font éclater la féminité du personnage et l’opposent à la rudesse franchement virile de Emma. Il s’agit d’un rôle de l’entre-deux pour Joan Crawford, succédant à ses collaborations avec Harry Beaumont, Clarence Brown ou Frank Borzage et précédant ses futurs rôles horrifiques pour Robert Aldrich (Qu’est-il arrivé à Baby Jane ?, 1962) et William Castle (La Meurtrière diabolique, 1964). La maturité de l’actrice, visible à travers les gros plans de son visage marqué, offre à son personnage une consistance qui dépasse largement celle de ses partenaires masculins. Le film de Ray annonce les westerns modernes des années soixante-dix et leurs personnages de femmes indépendantes et libérées. On songe notamment à la Mrs Miller (Julie Christie) de John McCabe (Robert Altman, 1971), digne héritière de Venna-Crawford.
Soixante ans après sa sortie, Johnny Guitar n’a rien perdu de son originalité. Le film aura le mérite de rappeler à la mémoire des cinéphiles le nom de Nicholas Ray. Bien qu’acclamé par la critique française, puis immortalisé par Wim Wenders dans Nick’s Movie (1980), le réalisateur originaire du Wisconsin reste encore aujourd’hui trop méconnu du public. Son œuvre était au service de l’amour fou (Les Amants de la nuit, 1948), sa mise en scène traduisait le cauchemar de la pulsion (Le Violent, 1950), son regard sublimait les acteurs et créait des icônes (James Dean dans La Fureur de vivre en 1956). En guise de préambule ou de prolongement à la vision du film, on ne peut que conseiller au spectateur la lecture du très bel essai que lui consacra Bernard Eisenschitz en 1990, joliment intitulé Les Vies de Nicholas Ray.
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