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Un tombeau pour Khun Srun – Le Cambodge entre deux mondes

Mis à jour le 2 avril, 2017

Lieu de commémoration, le tombeau convoque un espace-temps en apparence trouble. Territoire de l’abandon (charnel) autant que de la survivance (spirituel), le motif du tombeau s’épanouit à l’intérieur d’un intervalle paradoxal. Il fédère le disparu au groupe, l’individu à la communauté, le micro- et le macro-. Il en va ainsi de la vie de l’homme et de l’histoire du monde. Perçues à travers le rite, celles-ci sont sans cesse tiraillées entre la continuité (la vie au-delà de la mort) et la rupture (les moments de bascule qui se confondent avec les strates d’une existence). Un tombeau pour Khun Srun (Éric Galmard 2015), sélectionné dans la catégorie « Regard du présent » du FIFF 2016 de Namur, part de ce constat. Raconter l’histoire d’un pays à travers la vie d’un homme, éclairer les dérives de la première à partir des soubresauts de la seconde. Khun Srun, écrivain cambodgien rejoint les Khmers rouges en 1973, un choix porté par une croyance qui progressivement se délite. Cinq ans plus tard, les partisans de sa propre cause l’exécuteront. Le destin tragique de Khun Srun évoque celui de son pays.

(En)quête

L’espace est vide, le cadre est statique. Soudain, la voix off vient habiter d’une présence spectrale des décors évidés d’humanité. Ce sont des maisons et des stades abandonnés, des entrepôts désaffectés hantés par les souvenirs. Pour les raviver, Éric Galmard a demandé à des survivants de témoigner, de raconter leur quotidien à l’intérieur de ces espaces rendus au silence de l’oubli. À cette enquête documentaire correspond une quête plus existentielle, celle de Khem, la fille de Khun Srun, orpheline depuis ses neufs ans et qui cherche à se rappeler les traits de visages disparus.

Tout au long du film, la voix de l’écrivain se fait entendre. Homère cambogien, Khun Srun a métaphorisé la tragédie de son pays. Il s’agit d’un récit encore difficile à croire aujourd’hui. Colonie, monarchie, République, dictature, le Cambodge a été tout cela à la fois, en deux décennies à peine. Ces transformations de régime sont donc aussi celles d’un homme, gagné par une cause puis rattrapé par ses contradictions. Les poèmes de Khun Srun racontent la beauté d’un pays, l’hypocrisie de ses dirigeants, les malheurs d’un peuple désorienté à l’intérieur d’un cercle continu de violences. Le parcours du poète est ponctué de pareilles tragédies : la prison deux fois, le départ pour le maquis, la mort enfin. Khun Srun cherche à gratter la surface de la société, du Parti, de ses propres valeurs pour aboutir à la production d’une œuvre. Le réalisateur partage le même but. Son film cherche à revenir au passé pour éclairer le présent.

Mais l’entreprise est difficile, souvent douloureuse. Pour Khem l’exploration de la mémoire familiale fonctionne toujours comme un rappel des difficultés de sa condition actuelle. Il faut matérialiser le discours : Éric Galmard filme les mains de Khem parcourant les albums de photographies ; en vain. Les époques s’entrecroisent, les explications deviennent absconses. Restent les écrits que se partagent les générations, façon d’actualiser et de s’approprier la voix du poète.  Intemporels, les textes de Khun Srun permettent de connecter les espaces et les temps.

Un récit temporel

Dans la ville d’origine de l’écrivain, Phnom Penh, une banderole écrite en français. Sa place, au fond du cadre, l’affirme comme la réminiscence d’une culture colonialiste que les mouvements de l’Histoire n’ont pas réussi à effacer. Phnom Penh résume à elle seule cette impossible conciliation. La ville se reconstruit difficilement. Aux pancartes voyantes, éclairées par des néons, le montage substitue les fresques du passé.

Le découpage du film prend la forme d’un collage d’images et de sons. À la manière d’un poème de Khun Srun, Éric Galmard ironise sur la prétendue renaissance du Cambodge. Les films d’archives qui émaillent la structure du film confrontent la propagande du régime du prince Sihanouk à celle des Khmers rouges pour revenir aux images du présent qui en formulent la synthèse. Dans un cas comme dans l’autre, le même désir d’édulcorer la réalité, de faire croire à la concrétisation d’une puissance déjà abandonnée par ses idéaux de jeunesse. Diviser pour mieux régner dit le stratège politique, monter pour rassembler et comprendre répond le cinéaste qui n’hésite pas à emprunter des chemins de traverse pour faire découvrir les ombres de l’expansion économique contemporaine.

Un passant exprime à merveille la situation, comparant Phnom Penh à une veille femme fardée dont le maquillage chercherait à camoufler son âge. Car les chantiers de construction qui envahissent les paysages du Cambodge désirent effacer le passé, là où il faudrait l’accepter. Pour résoudre cette problématique, Khem offre une cérémonie à son père. Sa décision rejoint celle du réalisateur : filmer pour commémorer les mémoires. Car restent en suspens les paroles du frère de Khun Srun appelant à dépasser le cas singulier pour viser l’ensemble du pays, à conjuguer la critique au présent plutôt que de s’attarder sur les ruines de l’Histoire. Entre les images, entre les voix, entre les lignes, entre le noir et blanc et la couleur,  le temps, immuable, passe et revient ; phénomène rendu sensible par le fondu dont la ponctuation fait écho aux changements climatiques (soleil, pluie, brume) qui traversent le film.

Le sujet abordé rappellera à certain le cinéma de Rithy Panh qui depuis la fin des années quatre-vingt développe une réflexion sur la situation cambodgienne. Mais là où Panh cherche à résoudre le conflit temporel autour de la réitération du geste et de la confrontation des dualités humaines, Éric Galmard s’attache aux limites de la subjectivité. La fin du documentaire le prouve : la solitude de Khem, tout comme celle de son pays, semble sur bien des points irrésolue. Le testament filmique que propose le documentariste n’est pas encore clôt, mais s’ouvre, fort heureusement, sur de nouvelles perspectives de recherche. Partir ou rester, un dilemme personnel que traduit la représentation de rails dont la perspective, en apparence infinie, s’évanouit dans le hors-champ, espace incertain qu’il reste encore pour le Cambodge à découvrir.

Pour voir ce beau documentaire, rendez-vous sur le site filmsdocumentaires : http://www.filmsdocumentaires.com/films/4346-un-tombeau-pour-khun-srun

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