Vous retrouverez dans les lignes qui suivent notre journal critique de #Travelling2024 consacré à Taïpei. La note maximale que l’on peut donner est ***** correspondant à nos yeux à un chef d’œuvre, note que l’on donne très rarement, la note la plus basse est – quand on a trouvé le film très mauvais.
Missing Johnny (2017, Xi Huang)
Avec Lawrence KO, Rima Zeidan, Sean Huang
Les chemins de trois êtres solitaires, habitant le même immeuble à Taipei, sont réunis par un étrange hasard. Ils commencent à s’ouvrir l’un à l’autre, révélant des histoires personnelles et des émotions cachées.
Notre avis *** : Le titre du film de Xi Huang fait référence à un être manquant, absent. Le choix du prénom Johnny ajoute à l’étrangeté de ce long-métrage. C’est effectivement sous d’autres latitudes que celles de Taïwan qu’on pouvait s’attendre à rencontrer ce prénom d’autant que les autres personnages portent des noms et prénoms indubitablement locaux. Johnny est le destinataire, anonyme et fantomatique, des appels téléphoniques reçus sur le mobile de Hsu Zi-Qi.
Celle-ci n’apparaît pas comme le personnage principal de prime abord, elle le sera pourtant. Pour ce premier rôle sur grand écran pour l’actrice (Rima Zeidan), les premières apparitions dans le champ de la caméra se font dans le flou de quelques arrière-plans. et seulement après l’introduction des deux autres protagonistes principaux, masculins ceux-là, Chang Yi-Feng (Lawrence Ko) et Lee Li (Sean Huang).
C’est autour de ces trois personnages que le scénariste-réalisateur tisse son récit. C’est aussi autour des thèmes de l’absence et de la solitude que s’orientent la narration de Missing Johnny. Huang fait se rencontrer Hsu Zi-Qi, Chang Yi-Feng et Lee Li, soit trois jeunes gens composant autant d’âmes esseulées, voire fuyante pour la première nommée. A l’écran, le cinéaste taïwanais compose son métrage d’une succession de saynètes captées dans le quotidien de ses trois personnages. Le fil narratif qui résulte de ce schéma paraît ténu et quelque peu fuyant à l’image de son personnage féminin central.
Sur le plan technique, Huang fait preuve d’une belle maîtrise tout à fait remarquable dans le cadre de la réalisation d’un premier film. Il est ainsi fait un bel usage des couleurs et lumières de Taïpei. Il y a dans Missing Johnny une élégance certaine dans la composition des séquences qui permet d’insuffler, à défaut d’un rythme soutenu, une ambiance à la fois feutrée et légère. Si le récit déçoit un peu dans son contenu, le portrait fait de Taipei est réjouissant et plaisant à visionner.
Bis repetita (2024, Emilie Noblet)
Avec Louise Bourgoin, Xavier Lacaille, Francesco Montanari
Delphine, prof de lettres désabusée, a un deal bien rôdé avec ses élèves : ils lui fichent une paix royale, elle leur distribue des 19/20. Mais la combine se retourne contre elle quand ses excellents résultats (fictifs) propulsent sa classe au championnat du monde de latin, à Naples. Comble du cauchemar, c’est le neveu très zélé de la Proviseure qui est choisi comme accompagnateur. Pour sauver l’option latin, et surtout sa situation confortable, Delphine ne voit qu’une solution : tricher !
Notre avis **(*) : La scène d’introduction de Bis Repetita surprend. Elle nous donne à voir au ralenti une salle de classe où élèves et professeur sont visiblement ravis de travailler ensemble. Le cours de mathématiques dispensé se déroule dans un climat des plus apaisés, les sourires sont larges et les visages sont radieux. Emilie Noblet nous propose ici une vision fantasmée de l’Education Nationale.
Dès la deuxième séquence, le film embrasse une vision bien plus réaliste pour aborder le thème principal du film. Comment donner l’envie d’apprendre le latin, langue morte, à une poignée d’élèves issue de la diversité et ayant opté pour cette option ? Il y a là une épreuve en soi. Ce challenge paraît encore plus démesuré quand cette classe de latin est invitée à Naples à participer à un concours mondial de latin.
Bien malgré elle, la professeure de lettres incarnée par Louise Bourgoin endosse cette périlleuse responsabilité. Pour répondre à l’interrogation mentionnée plus haut, Bis Repetita aurait pu se décliner en un film à thèse. Ce choix aurait d’ailleurs été justifié par la thèse sur l’apprentissage du latin dont l’auteur est Rodolphe (Xavier Lacaille), neveu de la proviseure de l’établissement (Noémie Lvovsky) et désigné accompagnateur auprès du groupe d’étudiants et de leur professeure. De façon plus convenue, la réalisatrice et coscénariste du film a opté pour un traitement de type comédie romancée.
Pour son premier long métrage destiné au cinéma, Noblet adopte une mise en scène peu aventureuse mais maîtrisée. Le rythme de la narration est plutôt alerte et quelques dialogues font mouche. Globalement Bis repetita respecte son cahier des charges et reste plaisant à regarder. La veine sociale du film aurait mérité un traitement plus ample. Il est ainsi regrettable de n’avoir pas donner plus de profondeur aux cinq étudiants, pourtant caractérisés, composant cette classe de latin.
Les Rebelles du dieu néon (1992, TSAI Ming-Liang)
Avec Chen Chao-Jung, Wang Yu-Wen, Lee Kang-Sheng, Jen Chang-Bi
Hsiao Kang décide sur un coup de tête de ne pas se présenter aux examens d’entrée à l’Université. Il empoche l’argent que ses parents lui ont donné pour payer sa prépa, et déambule dans les rues du quartier Hsimenting à Taïpei. Là, il rencontre Ah Tzi, un délinquant, qui passe ses journées sur les consoles de jeux électroniques ou bien qui sillonne les rues de Tapei, la vampirique, sur sa grosse moto. Une déambulation urbaine commence.
Notre avis ***(*) : Dans Les rebelles du dieu néon, Ming-Liang Tsai met en scène quatre jeunes personnages principaux. Ah Tze (Chao-jung Chen) et Ah Bing (Chang-bin Jen) sont frères et vont rentrer en conflit sentimental pour la belle Ah Kuei (Yu-wen Wang). En marge de ce trio, gravite Hsiao-Kang (Kang-sheng Lee) fils unique de parents avec lesquels il va se placer en rupture.
En fait, la rupture observée chez Hsiao-Kang est double. Elle s’observe tant sur le plan filial que sur celui du système local d’éducation. Cet étudiant esseulé rompt ainsi avec ses parents et interrompt ses études. Le conflit générationnel mis en images est renforcé par le fait que la mère de Hsiao Kang voit en lui la réincarnation du dieu Norcha
Les rebelles évoqués par le titre du film sont ces jeunes protagonistes à la recherche de leur propre identité au sein d’une société taïwanaise en pleine mutation. En cela, ce film réalisé en 1992 par Tsai constitue un beau témoignage du Taipei du début des années 1990. Le regarde du réalisateur sur la capitale de Taïwan est juste et pertinent et donc précieux. A travers le regard de la jeune génération mise dans le champ de sa caméra, le réalisateur donne à voir une ville grouillante, toujours en mouvement, jamais endormie.
Cette ville trop grande prend les allures d’un ogre dévoreur de sa population. Sous cet angle de vue, le commun des mortels peine à trouver une juste place. Les rebelles du dieu néon est le réceptacle de cette quête par les quatre jeunes personnages principaux de cet endroit pour se poser et se protéger d’un monde extérieur violent et en mutation. A l’écran, les déambulations en moto figurent cette fuite en avant quand les espaces parallèles (salles de jeux vidéo) ne suffisent plus à s’enfuir d’une société secrètement rejetée.
Super Citizen Ko (1995, WAN Jen)
Avec Lin Yang, Su Ming-Ming, Ko I-Chen, Chen Chiu-Yen
Dans sa vieillesse, un ancien prisonnier politique est déterminé à découvrir ce qu’il est advenu de ses compagnons d’infortune, tandis que Taïwan s’engage sur un chemin tumultueux de démocratisation.
Notre avis **** : Super Citizen Ko est un film aussi rare qu’intéressant. Son réalisateur et coscénariste, Jen Wan, prend ici pour thème la Terreur Blanche que vécu Taïwan après la seconde Guerre Mondiale. Bien sûr, les lieux d’alors n’existent plus ou plus exactement ils ont été transformé. Il en va ainsi de la prison où les opposants politiques étaient torturés. Désormais, à cet endroit de triste mémoire s’affiche de façon ostentatoire un hôtel de luxe.
Parmi ces opposants figurait L-Sheng Ko (Lin Yang). Survivant et désormais retraité, L-Sheng décide de partir sur les traces de son passé, douloureux et sacrificiel, pour tenter d’exhumer quelques réponses et explications. Une quête désespérée, peut-être trop tardive mais assurément rédemptrice quand le cas de son ami Chen (I-Chen Ko) est évoqué. Où sa dépouille repose-t-elle ? Pareille rédemption sera mise à l’épreuve quand le sort de sa femme et de sa fille sont exposés à l’écran.
La performance d’acteur de Lin Yang impressionne. Au fil d’un rôle taiseux, l’acteur imprime la mémoire en incarnant un personnage immédiatement attachant par sa simplicité et grandeur d’âme. Pour sa part, Jen Wan fait preuve d’une maîtrise sans faille de son récit. Il procède par de multiples flashbacks qui permettent de visiter plusieurs temporalités avec l’appui de quelques images d’archives. Il nait du montage du film une narration dénuée de toute complexité qui pourtant ne manque pas d’apparaître dans les scénarios multipliant les strates temporelles.
Plus étonnant encore, la narration de Super Citizen Ko ne passe pas par de longs dialogues et encore moins par de longs discours. La réflexion portée est avant tout introspective et, miraculeusement, à la fois intime et universelle. Le récit et sa quête accompagnatrice prennent des reflets mélancoliques et sont parfaitement servis par une bande originale envoûtante très bien orchestrée par Tsung-Pei Fan et Shou-Chuan Lee.
Le travail de mise en scène et de direction d’acteurs de Wan est à souligner pour ses qualités intrinsèques rares. En effet, la narration du film a pour vecteur, peut-être principal, l’incarnation des acteurs et leur environnement. Un regard, un geste, un objet, une intention sont autant d’éléments dans Super Citizen Ko qui se révèlent porteurs des plus précieux messages. L’île verte, lieu de repos de nombreux opposants politiques sacrifiés, est la destination finale du film. Elle sera le lieu d’une rencontre mêlant à jamais plusieurs temporalités.
Exécution en automne (1972, LEE Hsing)
Avec Chen Hui-Lou, Shao Ching-Chou, Fuh Bih-Huei
Unique héritier de sa famille, couvé par sa grand-mère depuis l’enfance, Pei Gang est devenu à l’âge adulte un tyran et une brute. Après avoir commis trois meurtres de sang-froid, il est arrêté et condamné à mort. Il reste moins d’un an à sa grand-mère pour remuer ciel et terre et libérer son petit-fils.
Notre avis *** : L’explication du titre du film est donnée dès le début du métrage. Suivant les lois locales, les exécutions capitales ne peuvent être réalisées que durant l’automne. Cette règle permet à Pei Gang, incarné à l’écran par Wei Ou, de « bénéficier » d’un sursis d’un an qu’il compte mettre à profit pour obtenir l’annulation de sa condamnation à mort. Au-delà de ce premier argument, le récit porté par Exécution en automne se double d’une autre problématique : Pei Gang, célibataire et sans descendance, est l’unique héritier de sa famille composée désormais de sa grand-mère uniquement.
L’intrigue du film se noue donc autour donc de ce double postulat et de la relation que Pei Gang maintient avec sa grand-mère malgré son incarcération. Si une solution peut être envisagée pour régler la situation présente, elle paraît immédiatement plausible que si elle est menée de concert entre cette grand-mère et son petit-fils. Le personnage principal, Pei Gang, bénéficie d’une réelle évolution psychologique qui ne manquera pas de surprendre face au processus de rédemption attendu. En cela, la trajectoire suivie par ce protagoniste relève d’une destinée singulière. Le film louvoie entre le bien et le mal et interroge la culpabilisation et la responsabilisation de chacun.
Les thématiques de Exécution en automne sont ainsi celles de la filiation et de la rédemption. La dramaturgie filmée n’est pour autant pas dénuée d’actions entre combats et tentatives d’évasion. Et, si le récit s’effectue dans son ordre chronologique, le scénario écrit par Yung-Hsiang Chang ménage, sans temps mort, de nombreuses ruptures et autres retournements de situation. Au final, si les tenants sont connus car pleinement explicités, les aboutissants vont demeurer insoupçonnés jusqu’au terme de ce long-métrage.
Hsing Lee réalise un beau film d’époque qui embrasse ici un drame social sur lequel on perçoit aisément qu’une attention toute particulière a été portée sur son réalisme. Au-delà des costumes utilisés, notons que Exécution en automne se niche dans des décors d’époque reconstitués avec fidélité. Ce travail précis de reconstitution se reflète dans l’atmosphère qui se dégage de ce film aux qualités indéniables. Pareilles louanges peuvent être émises en regard de la restitution des quatre saisons traversées successivement par le film. Dans Exécution en automne, le passage du temps relève d’un art élégant et… intemporel !
The Great Buddha + (2017, HUANG Hsin-Yao)
Avec Leon Dai, Cres Chuang, Bamboo Chen
Pickle et Belly Bottom, deux losers désœuvrés décident de regarder ce qu’a enregistré la caméra de la Mercedes du boss d’une entreprise qui fabrique des statues de Bouddha…
Notre avis ***(*) : Après visionnage, le titre du film prend une double signification. Il y a bien sûr celle qui invoque Bouddha ou, plus exactement, une grande statue de ce symbole de sagesse en cours de fabrication dans l’usine possédée par Kevin Huang (Leon Dai) dans laquelle travaille Pickle (Cres Chuang), ami de Belly Bottom (Bamboo Chu-Sheng Chen). C’est à travers le regard de ces deux compères et de leur visionnage des vidéos captées par la caméra placée dans la voiture du patron que va se dérouler la narration de The great Buddha+.
Mais ce titre prend une autre signification en cours de métrage au détour d’une conversation entre Pickle et Belly Bottom. Sur la base d’un malentendu dont on ne révèlera pas la teneur, il se dégage alors du titre « alternatif » ainsi dévoilé toute l’ironie d’un long-métrage particulièrement réussi. Hsin-Yao Huang met en images en toute simplicité un scénario dont il est l’auteur. La réalisation du film, précise et libre, ne peut souffrir aucune critique. Huang alterne les prises de vues et drape ses séquences dans un noir et blanc très équilibré.
On observe un pareil parfait équilibrage dans une narration louvoyant entre comédie et drame. Le réalisateur tire le portrait du Taïwan des marginaux ou, pour le moins, celui d’une classe sociale défavorisée. Le duo principal caractérise par sa simplicité le film lui-même. Par l’étroitesse de leur existence et de leurs désirs, Pickle et Belly Bottom forment une sorte d’antithèse face à la caractérisation de leur patron. Face au pouvoir et aux décisions de celui-ci, les deux amis n’ont comme armes que leur obéissance et leur moralité, pleinement humaine et désintéressée.
The great Buddha+ réalisé en 2017 a remporté de nombreux prix dans divers festivals à travers le monde. Il est depuis devenu culte. La mécanique narrative mise en œuvre par Huang fonctionne parfaitement. Elle accouche d’une comédie doublée d’une satire sans concession à l’adresse d’une part de la société taïwanaise dont il est rarement rendu compte. C’est en cela, principalement mais pas uniquement, que ce film mérite une attention particulière.
Raining in the Mountain (1987, King HU)
Avec Hsu Feng, Sun Yueh, Shih Chun
Au XV ème siècle en Chine sous la dynastie Ming, les invités d’un monastère bouddhiste se disputent la possession d’un fameux manuscrit à la valeur inestimable.
Notre avis ***(*) : Dans Raining in the mountain, King Hu mène une narration sur deux fronts. Il y a celui annoncé par le synopsis : le temple où se niche l’action du film détient un manuscrit ancien. Ce rouleau d’une grande valeur excite les convoitises et les rivalités. En parallèle, le maître du temple bouddhiste est à la recherche de son successeur. Là encore, le poste à occuper est prestigieux et va susciter pareilles convoitises et rivalités.
De cette lutte double naît inévitablement un chaos. A l’écran, celui-ci est parfaitement orchestré dans la mise en scène prodiguée par Hu. Mieux encore, au-delà de l’orchestration, c’est de chorégraphie dont il serait plus opportun de parler. Dans toutes les scènes d’action (combats, fuites, déplacements furtifs, etc.), la scénographie mise en œuvre est d’une redoutable précision. Il y a de toute évidence un travail colossal pratiqué sur la posture et les mouvements des acteurs derrière ce qui apparaît à l’écran. On observe notamment une excellente utilisation des reliefs offerts par les décors tant intérieurs qu’extérieurs. Hu touche du doigt une certaine perfection, si ce n’est une perfection certaine.
La reconstitution de l’époque visitée, XVème siècle dans l’empire chinois, est tout aussi remarquable. Le monastère bouddhiste, lieu où se campent les deux premiers tiers du film, offre des décors aussi vastes que remarquables. Le réalisateur en fait un excellent usage qui dénote d’un repérage minutieux des lieux. La qualité décelée dans le tournage des scènes en intérieur va de pair avec celle des séquences captées en extérieur. Le placement de la caméra paraît toujours optimal et les cadres composés rivalisent de précision. Au final, il se dégage de Raining in the mountain et du chaos sous-jacent à son fil narratif double une indescriptible harmonie de chaque instant durant deux heures. Hu compose ici une œuvre majeure d’une élégance rare.
Disco Boy (2023, Giacomo Abbruzzese)
Avec Franz Rogowski, Morr Ndiaye, Laetitia Ky
Prêt à tout pour s’enfuir de Biélorussie, Aleksei rejoint Paris et s’engage dans la Légion étrangère. Il est envoyé au combat dans le Delta du Niger où Jomo, jeune révolutionnaire, lutte contre les compagnies pétrolières qui ont dévasté son village. Si Aleksei cherche une nouvelle famille dans la Légion, Jomo s’imagine être danseur, un disco boy. Dans la jungle, leurs rêves et destins vont se croiser.
Notre avis ***(*) : Le titre du film n’est pas représentatif du contenu de ce dernier. Il paraît même quelque que contre-productif. Disco boy est un film bien plus complexe que son intitulé peut laisser sous-entendre. Dans son amorce, le scénario prend appui sur deux fils narratifs distincts que rien n’appelle à se faire rencontrer si ce n’est la lecture du synopsis. Et, si la rencontre annoncée a bien lieu, pour autant la double narration sera maintenue jusqu’au terme du métrage car les deux récits resteront menés par une narration très distincte dans leur typologie respective.
En fait, Disco boy est un film polymorphe animé par une ambition réjouissante. C’est également le premier long-métrage réalisé par Giacomo Abbruzzese. On pourrait dès lors craindre le trop-plein d’une première réalisation démonstrative où son auteur ferait un étalage ostentatoire de son savoir-faire. Il n’en est rien. L’ambition précitée n’est jamais le vecteur d’une telle exposition. Elle demeure au service d’un cinéma d’auteur porteur d’un regard singulier sur le média cinéma. Il nait de ce long-métrage une vraie proposition cinématographique car le regard porté est celui d’un cinéaste en devenir auteur jusqu’ici d’une dizaine de courts-métrages.
Abbruzzese livre un film très sensoriel qui invite ses spectateurs à se laisser porter. L’expérience cinématographique proposée est d’ordre visuel et auditif. Elle sied plus volontiers aux grands écrans de cinéma. Elle est notamment permise par le travail conséquent de postproduction effectué sur la bande son et la bande originale, très convaincante, composée par Vitalic. Ces deux éléments participent pleinement à l’instauration d’une atmosphère pertinente à la narration. Certaines séquences flirtent avec le cinéma expérimental alors que d’autres s’approprient des codes hypnotiques et/ou hallucinatoires. La densité du film n’est pas dans ses dialogues mais dans la matière cinématographique manipulée. La profondeur narrative n’est donc pas là où elle est attendue.
Disco boy fait penser à un Apocalypse now (1979) au budget bien sûr plus modeste que le film culte de Francis Ford Coppola. A l’image du personnage principal interprété par Franz Rogowski, c’est sous un regard nouveau (à acquérir peut-être en cours de visionnement) que Disco boy doit être appréhender pour en déceler toutes les richesses d’ordre cinématographique. Abbruzzese a ainsi réalisé une œuvre relevant en partie du cinéma d’art et essai. Il propose un voyage captivant au fil d’une narration entre abstractions et symbolismes qui nous invite à suivre ses prochaines réalisations et à prendre connaissance de celles qui composent déjà sa filmographie.
Un temps pour vivre, un temps pour mourir (1985, HOU Hsiao-Hsien)
Avec Yu An-Shun, Hsin Shu-Fen, Mei Fang
En 1947, alors qu’il n’est encore qu’un bébé, Ah-Ha et sa famille partent de Chine pour Taïwan. La maladie frappe peu à peu ses proches et Ah-Ha se mue de petit garçon espiègle en adolescent révolté.
Notre avis ***(*) : Un temps pour vivre, un temps pour mourir fait partie des premiers films réalisés par Hsiao-Hsien Hou. Il s’inscrit en 1985 parmi les œuvres autobiographiques du cinéaste taïwanais d’origine chinoise. Il y a donc, comme dans les deux films qui l’encadrent dans la filmographie de Hou, une approche historique. L’histoire notamment politique de Taïwan hante toujours en arrière-plan la narration mise en avant. Elle n’est donc pas l’argument premier d’un film qu’on ne peut qualifier de politique. Comme son titre le suggère très bien, Un temps pour vivre, un temps pour mourir est la chronique d’une famille, celle du cinéaste.
Ici, le regard adopté est celui de Hou que le film met en scène depuis son enfance jusqu’à ses jeunes années d’adulte. Pour autant, ce long-métrage n’est pas d’ordre familial. Le cinéaste ne s’appuie sur aucunes archives qu’elles soient publiques ou familiales. L’angle d’attaque de la narration est celui d’une reconstitution qui s’appuie sur les souvenirs de Hou. Ce procédé permet au film d’échapper à l’écueil des métrages trop intimistes, souvent impudiques et, par voie de conséquence, peu rassembleur.
A l’écran, Un temps pour vivre, un temps pour mourir se décline en une chronique délicate qui témoigne du passage à l’âge adulte. La tranche de vie mise en images rend aussi compte de la transmission d’une génération à une autre au rythme des faits de vie évoqués par le titre. Sous l’influence de la mutation politique de l’île de Taïwan et des tensions qu’elle génère, c’est aussi la quête sans fin d’une vie meilleure qui émerge de ce film. Ce qui est précieux dans le cinéma de Hou est qu’il n’y a rien d’ostentatoire ou de démonstratif. L’intime et ce qui ne l’est pas s’entremêlent imperceptiblement et sans qu’on ne sache déterminer avec certitude quel est celui qui s’infiltre dans l’autre. Tout est ici affaire d’un savant équilibre génialement intuitif. Cette élégance de traitement vaut pour modèle dans Un temps pour vivre, un temps pour mourir.
Turning 18 (2018, HO Chao-Ti)
À l’orée de leurs dix-huit ans, deux jeunes filles autochtones issues de familles dysfonctionnelles s’interrogent : partir ou rester ?
Notre avis **(*) : Dans ce documentaire, Chao-Ti Ho dresse la chronique sur trois ans de deux jeunes adolescentes, Pei et Chen, âgées respectivement de 15 et 16 ans en début de tournage. Les deux protagonistes vivent au sein d’une famille désunie où la figure paternelle demeure absente et la figure maternelle se débat elle-même dans ses propres difficultés. L’environnement familial filmé n’est pas propice à un épanouissement équilibré de ces deux adolescentes s’apprêtant à entrer dans l’âge adulte et, peut-être, dans leur rôle de mère.
Ho filme sans filtre ces deux environnements dysfonctionnels. Au fil des questions posées cherchant à débusquer un passé traumatique, Turning 18 prend les allures de deux journaux intimes émaillés d’évènements contraires et, parfois, de décisions contreproductives. En filigrane, c’est la recherche d’un parcours tant professionnel que personnel que tente de chroniquer la documentariste.
Turning 18 s’inscrit dans le moment. Faut-il rompre ou pas avec une famille en souffrance pour se prémunir soi-même de cette souffrance ? Quel chemin doit-être emprunté pour satisfaire à de modestes espoirs dont celui d’échapper à la destinée de ses parents ? Le parcours qui se dessine pour les deux adolescentes paraît jonché d’obstacles. Sauront-elles les franchir ou, à défaut, les éviter ?
Dans une région reculée de Taïwan, loin des mirages projetés par Taipei, Pei et Chen n’ont comme horizon qu’un avenir compliqué. Leur existence respective s’annonce comme une lutte continue. Les combats à mener s’annoncent nombreux. Il s’agira pour elles de ne pas se tromper de combat. La dernière séquence de Turning 18 prend ses quartiers dans une manifestation. C’est celle d’un mouvement mondial et…, étranger.
Unmarried Mothers (1980, Mi-Mi LEE)
Avec Gua Ah-Lei, Emily Y. Chang, Lung Chung-Erh
Hsiao-Peng, abandonnée par son amant, est envoyée à une maternité pour jeunes mères célibataires. Elle y apprend lentement à dépasser sa dépression en construisant des liens forts avec d’autres femmes.
Notre avis ** : Unmarried mothers a été réalisé en 1980 par Mi-Mi Lee. Ce film ainsi que son auteure sont restés très méconnus jusqu’à la récente restauration de trois longs-métrages de la réalisatrice par les archives du cinéma de Taïwan. Ce travail de restauration sonne pour Lee comme l’opportunité d’une seconde vie pour les œuvres composant sa filmographie.
L’argument de Unmarried mothers est digne d’intérêt notamment si on le replace dans le contexte politique de Taïwan au début des années 1980. On dénote ici une indéniable ambition narrative sur un sujet « risqué ». En effet, au début des années 1980, la position des mères célibataires taïwanaises n’était ni confortable ni enviable. S’emparer d’une telle thématique relevait alors d’un vrai parti pris.
Le premier tiers du film répond aux attentes. La réalisatrice balaye différentes situations. Le traitement est quelque peu scolaire mais témoigne d’un réel travail d’écriture et de documentation. On peut juste regretter que les cas évoqués ne se fassent pas plus écho.
Ensuite, Unmarried mothers s’abime avec l’intronisation d’un nouveau personnage surnommé « Sexy Li ». Ce rôle est endossé par un acteur dont le jeu est pour le moins perfectible, la marge de progression reste entière. La bande son produite en post production et l’usage de ralentis à achèvent de détruire le frêle édifice érigé avec peine jusqu’ici. Pour sa part, la narration s’égare dans une romance aussi peu originale que prévisible.
Unmarried mothers souffre aussi d’un visuel très marqué années 1970 notamment dans la gestion de la lumière. Autant d’éléments qui mettent en relief un jeu de comédiens très médiocre. L’absence de direction d’acteurs nuit au long-métrage.
Vive l’Amour (1994, TSAI Ming-Liang)
Avec Yang Kuei-Mei, Chen Chao-Jung, Lee Kang-Sheng
L’histoire de trois personnages : une femme qui vit seule et a désespérément besoin d’être aimée, un jeune homosexuel qui a envie de tomber amoureux et un jeune homme libre comme l’air qui ne recherche ni l’un, ni l’autre.
Notre avis : non vu
The Lucky Woman (2020, TSENG Wen-Chen)
De nombreux·ses travailleur·ses immigré·es à Taïwan travaillent au noir. Ce film s’attache à suivre leurs pas, leurs rêves qui restent vifs malgré des conditions de vie éprouvantes et le mal du pays. Un autre visage de Taïwan, dont le développement économique fulgurant fait rêver… mais à quel prix ?
Notre avis ***(*) : Dans The lucky woman, Wen-Chen Tseng suit les pas de Thao Van venue, de sa Thaïlande natale, chercher meilleure fortune à Taïwan dès 2004. A travers le regard et le témoignage de cette héroïne des temps modernes, la documentariste rend compte de la nombreuse communauté thaïlandaise venue s’exiler pour raisons économiques dans l’île voisine de Taïwan. Pour autant, ce documentaire ne propose pas cet unique regard. Thao Van s’étant engagée dans une association venant en aide à ses compatriotes, The lucky woman donne à voir d’autres points de vue et à entendre d’autres témoignages.
Il émerge des différentes situations captées dans le champ de la caméra de Tseng des points de convergence entre les différentes trajectoires humaines observées. Il y a l’éloignement d’un pays natal et d’une famille auxquels ces exilés économiques rendent rarement visite en raison des frais de voyage élevés au regard de ce qu’ils gagnent de leur travail. Il n’est guère envisageable d’engager ce type de dépense quand le prix du voyage aller initial reste à rembourser.
Il y a aussi un statut social, d’abord reconnu, puis rendu illégitime à cause du non renouvellement d’un contrat de travail. Ainsi, de nombreux Thaïlandais vivant à Taïwan deviennent des travailleurs clandestins appelés « travailleurs migrants en fuite » sans domicile et sans couverture maladie. Dès lors, les lieux de vie et les petits boulots plus précaires les uns que les autres s’enchaînent inexorablement. La crainte d’être arrêté par la police fait alors partie du quotidien de chaque exilé.
Il y enfin, souvent, une fin dramatique qui contraint sa victime à un retour forcé en Thaïlande. Un voyage retour définitif pas toujours réalisé de son vivant. The lucky woman hérite ici de témoignages particulièrement marquant qui viennent contredire la portée du titre du documentaire. Il ne fait aucun doute que le titre fait référence à Thao Van, figure centrale du métrage, mais il demeure difficile de justifier le qualificatif « lucky » si ce n’est que son destin est moins tragique que certains de ses compatriotes d’infortune.
Finalement, The lucky woman dresse un portrait inattendu du « miracle » économique taïwanais. L’angle de vision adopté est peu commun. Le regard ainsi porté, ni accusateur ni voyeuriste, suscite l’intérêt et dévoile l’insoupçonnable.
Girl’s School (1982, Mi-Mi LEE)
Avec Chin Han, Tien Niu, Chou Dan-Wei
Chia-Lin et Chih-Ting ont été à l’école ensemble et sont meilleures amies depuis des années. Leur relation est si intense qu’elles se sont isolées de leurs camarades de classe. Une rumeur commence à circuler : elles seraient plus que des amies…
Notre avis ** : Girl’s school a été réalisé en 1982 par par Mi-Mi Lee soit deux ans après Unmarried mothers. En termes de qualité, il est bien difficile de départager ces deux films. En comparaison avec son aîné, Girl’s school bénéficie d’une casting plus homogène quant aux incarnations proposées par les comédiens. Une distribution essentiellement féminine et recrutée dans la jeune génération taïwanaise. Reconnaissons également à la réalisatrice le choix d’un sujet complexe à traiter. La narration de Girl’s school porte en effet sur la présomption d’une relation homosexuelle entre deux jeunes étudiantes.
Il n’y a rien de scabreux dans le film puisque le traitement proposé est avant tout psychologique. Malheureusement, il y a une maladresse certaine dans le mode de traitement adopté. Girl’s school apparaît dès lors peu rythmé et certaines séquences paraissent redondantes. Ce double constat a pour effet de bord de rendre finalement lassantes les chamailleries (gamineries ?) observées entre les adolescentes. L’intrigue peine à progresser mais ménage cependant quelques surprises dont Unmarried mothers était, pour sa part, dépourvu.
La Fille du Nil (1987, HOU Hsiao-Hsien)
Avec Yang Lin, Jack Kao, Yang Fan
Suite au décès de sa mère, Hsiao-Yang doit s’occuper seule de sa famille, tout en jonglant entre un petit boulot dans un fast-food et les cours du soir. Face à la violence qui l’entoure, elle trouve un certain réconfort dans un manga : La Fille du Nil.
Notre avis ***(*) : La fille du Nil fait figure de film isolé dans la filmographie de Hsiao-Hsien Hou. En effet, ce long-métrage réalisé en 1987 s’intercale entre deux trilogies, celle autobiographique composée entre 1984 et 1986 et celle historique sur Taïwan réalisée entre 1989 et 1995. L’isolement est d’autant plus prégnant que La fille du Nil ne nourrit pas ou très peu de liens avec ces deux trilogies.
Le titre du film est emprunté à un manga japonais dont Hsiao-yang, incarnée à l’écran par Yang Lin, est une fidèle lectrice. Depuis le décès de sa mère et l’absence prolongée de son père (Fu-Sheng Tsui), Hsiao-yang endosse le rôle de jeune mère de famille à la situation précaire. Son entourage est très essentiellement masculin et volontiers dysfonctionnel.
Hou procède au portrait de la jeunesse taïwanaise contemporaine à travers essentiellement les personnages de Hsiao-yang et de son frère aîné Hsiao-fang (Jack Kao). Comme à l’accoutumé, la narration de Hou est tout à la fois précise et lumineuse tant elle semble couler de source. La précision des cadres composés sert pleinement un fil narratif qui ne se révèle jamais démonstratif. En matière de mise en scène, on remarque que sur les plans intérieurs, très souvent fixes, le réalisateur fait un usage répété d’un même motif visant à obstruer verticalement une partie du champ de la caméra.
Une évidence de même ordre semble animer la suite des actions et évènements imaginés par les trois scénaristes, T’ien-wen Chu, Chien-Ho Huang et Angelika Wang. Il y a là une véritable qualité d’écriture et non l’adjonction simple d’ébauches de scénario dont chaque coscénariste aurait pu être l’auteur. Ces éléments ne font cependant pas de La fille du Nil un film prévisible dont la narration abuserait de clichés et de dialogues creux. Ce long-métrage plutôt méconnu est digne d’intérêt. Il tire le portrait d’une jeunesse taïwanaise en panne d’espoir et en manque de repère. Malgré leur jeunesse, les protagonistes semblent prisonniers de leur présent et déjà désabusés d’un avenir s’annonçant déprimé. Evoquer l’avenir est ici audacieux tant celui-ci paraît flou et fuyant. La fille du Nil laisse place à peu d’espoir. Face à un présent qui livre ses protagonistes à eux-mêmes, l’avenir apparaît, à l’image de Hsiao-yang, fuyant et distant.