Mis à jour le 4 novembre, 2022
Nous venons de terminer la lecture d’un excellent livre sur Louis Malle, intitulé Louis Malle, regards sur l’Amérique, que tout bon cinéphile se doit de découvrir.
1975, Louis Malle vient de réaliser Black Moon, un conte onirique, tourné dans le sud-ouest de la France. Le film est audacieux, mais le réalisateur s’ennuie. Peur de s’installer dans une routine qu’il exècre. Malle a déjà une quinzaine de longs métrages à son actif, il est temps de passer à autre chose, d’aller chercher l’inspiration dans d’autres contrées.
Entre 1977 et 1986, avec une coda pour son ultime film en 1994, Louis Malle fera des États-Unis la terre de ses explorations. A travers huit longs métrages (Pretty Baby, Atlantic City, My Dinner with André, Crackers, Alamo Bay, God’s Country, … And the Pursuit of Happiness, Vanya on 42nd Street), il dressera du pays un portrait inédit, explorant plusieurs thèmes (les migrations, la question raciale, le rapport au temps et au travail, le rituel, la morale, la gentrification) et plusieurs formes cinématographiques, entre fiction, documentaire, théâtre, polar, western et comédie ; Hollywood et cinéma indépendant. Dépeignant une galerie de personnages justes et sensibles, les films américains de Malle rendent compte d’un regard singulier et souvent visionnaire sur le pays, dialoguant avec les sciences sociales et l’anthropologie et toujours prêt à remettre en question les préjugés et les théories à l’emporte-pièce. Fruit d’une série d’entretiens et de recherches en archives, ce livre est à la fois un essai sur le parcours artistique de Louis Malle aux États-Unis, une réflexion sur les films qu’il y réalisa, et un voyage au gré de ce qu’il retint du pays et des cultures qui le forment.
Le livre est en vente dans toutes les bonnes librairies et sur toutes les plateformes, mais pour une livraison plus rapide, privilégiez le lien suivant.
Nous vous proposons ci-dessous une passionnante interview, long format, avec son auteure Pauline Guedj.
Peut-on vous demander de vous présenter, de décrire votre parcours jusqu’alors, d’anthropologue, de journaliste, de maître de conférence à l’institut Lumière et donc de cinéphile ?
Je suis anthropologue de formation. J’ai fait mes études à l’université de Nanterre où j’ai soutenu en 2006 une thèse de doctorat sur un mouvement religieux et politique africain-américain. J’ai par la suite poursuivi mes recherches en travaillant sur des thématiques assez variées mais toujours en lien avec les Etats-Unis : le jazz et le tourisme à Harlem, la formation des Black studies dans les universités américaines, l’afrocentricité, les communautés de fans de Prince. En 2008, j’ai intégré le département d’anthropologie de l’université Lyon 2 et en 2014, j’ai obtenu un congé pour mener un projet de recherches à New York. Pour plusieurs raisons, le séjour s’est prolongé au-delà du semestre prévu et je suis pour le moment toujours en Amérique du nord.
En 2014, en partie parce que j’avais envie d’écrire autrement et pour un public non universitaire, j’ai commencé à collaborer avec des journaux français et américains. J’écris par exemple régulièrement des critiques de livres, de films et de disques pour l’hebdomadaire Politis. Le projet sur Louis Malle a d’abord été pensé comme un article avant de devenir un livre. Je suis passionnée de cinéma et de musique depuis mon enfance mais ce livre est le premier ouvrage que je consacre à un réalisateur. Je travaille en ce moment sur un nouveau projet, cette fois-ci sur un réalisateur américain.
Peut-on vous demander une liste de 20 films indispensables selon vous ?
Pardon pour l’américano-centrisme ! Il n’y a absolument aucun ordre et aucune logique.
Chantons sous la pluie, La nuit du chasseur, Sueurs froides, Amarcord, Rio Bravo, Le parrain (plutôt première partie mais je change souvent d’avis), Le bon la brute et le truand, Phantom of the paradise, On connaît la chanson, Mon oncle, Le Feu Follet, Do the right thing, Out of sight, Pulp Fiction, Alphaville, Inside Llewyn Davis (ou Phantom’s Thread, j’ai hésité), Meurtre mystérieux à Manhattan (j’ai longtemps hésité avec Burning), Sign of the times, Tous en scène, Lost Highway
Pouvez-vous nous dire pourquoi vous vous êtes arrêtés sur Louis Malle, là où vous auriez pu vous intéresser à tous ceux qui comme lui, ont tenté l’expérience Hollywood un jour ou l’autre (comme Renoir, Tourneur, Ophuls, Jeunet, Gondry, Delpy, mais aussi des Annaud, Kassovitz, Besson, Aja, Leterrier, Seri, …) ?
Ce qui m’a d’abord intéressée chez Louis Malle, c’est son approche des Etats-Unis. Louis Malle est venu en Amérique du nord, non pas seulement pour y tenter une expérience hollywoodienne, mais parce que la société américaine l’intéressait, qu’il était curieux et qu’il désirait mieux la comprendre. Ses films américains, qu’ils soient des films de fiction ou des documentaires, relèvent de son ambition d’analyser les Etats-Unis en s’intéressant à plusieurs thématiques : la diversité culturelle, les conflits interraciaux, l’expérience de la migration, le rapport au temps, les effets du capitalisme. Pour chaque projet, bien qu’il ait toujours eu conscience de sa subjectivité, il a cherché à éviter le jugement de valeur, à décrire en prenant le plus de recul possible et surtout à s’accorder le temps nécessaire pour observer, au-delà des préjugés que nombre d’Européens ont sur les Etats-Unis. Par ailleurs, je me suis vite rendu compte que Louis Malle avait collaboré avec des artistes exceptionnels, que l’on connaît malheureusement peu en France, comme les auteurs dramatiques John Guare et Wallace Shawn ou le metteur en scène de théâtre André Gregory. Ecrire sur Malle me permettait aussi de parler de leurs trajectoires et de leurs œuvres.
Quels ont été vos soutiens et vos sponsors pour vous lancer dans votre démarche, qui vous a soutenu, qui vous a le plus ouvert la porte Louis Malle, et a-t-on, à l’inverse, tenté de vous en dissuader ?
Je n’ai pas eu de sponsor pour ce travail. Le livre est une initiative personnelle facilitée par le fait que je vive aux Etats-Unis et que je connaisse moi-même bien le pays. Justine Malle, la fille de Louis, a été un soutien énorme. Elle m’a raconté des anecdotes et m’a mise en contact avec certains collaborateurs de son père comme Jamie Bruce et Jean-Claude Laureux. Pour ce projet, j’ai également échangé avec John Guare, André Gregory, France Lachapelle qui fut longtemps la scripte attitrée de Malle et Jean-Claude Carrière que j’ai rencontré à New York pendant la rétrospective que lui a consacré le MOMA. On m’a parfois dissuadé de mener à bien ce projet, non pas pour son manque d’intérêt, mais à cause du constat objectif que Louis Malle intéresse peu en France et qu’il serait peut-être difficile de trouver un éditeur.
Y-a-t-il une raison particulière à ce que ce livre sorte aujourd’hui, 25 ans après sa mort ? Vous sentiez-vous même enfin prête à écrire ce livre ?
Non, pas de raison particulière, et certainement pas un calcul de ma part.
Combien de temps vous a-t-il fallu pour chacune des étapes du livre ?
J’ai passé un peu plus de deux ans à travailler sur le livre, en mêlant des phases de recherches en archives à Paris, des moments d’entretiens et de rencontres avec des collaborateurs de Malle à New York et des périodes d’écriture. La phase d’écriture a été un peu longue parce que j’ai souhaité avec ce livre adopter une forme assez libre qui m’autorisait des digressions et me permettait de suivre les intuitions de Louis Malle jusqu’à l’époque contemporaine.
Le cinéma de Louis Malle vous semble-t-il plus que jamais actuel ? Diriez-vous qu’il est à redécouvrir ? Louis Malle était-il selon vous un visionnaire ?
Je crois que parce qu’il était curieux et observateur, Louis Malle a soulevé dans ses films des questions qui sont toujours valables aujourd’hui et parfois prédit un certain nombre de mutations sociales. Louis Malle aimait filmer les périodes de transition historique. Aux Etats-Unis, il l’a fait à plusieurs reprises. Pretty Baby (La petite) est un portrait d’une maison close à La Nouvelle-Orléans en 1917, c’est-à-dire juste au moment où Storyville, le quartier qui abritait ces établissements a été fermé par la municipalité. My Dinner With André est sorti au cinéma en 1981 et parmi les nombreuses thématiques qui sont traitées dans le film, celle du passage des années 1970 aux années 1980 est cruciale. Enfin, Atlantic City s’intéresse à cette ville de la côte Est des Etats-Unis au moment où l’industrie du jeu et des casinos y devient légale et où elle attire des travailleurs de l’ensemble du pays et des investisseurs. A-travers leur portrait d’Atlantic City, Louis Malle et le scénariste John Guare décrivent les réalités sociales de la ville et surtout le rapport si particulier à l’histoire et à la mémoire induit par la course aux profits qui s’y impose. Avec le recul aujourd’hui, il est très significatif qu’Atlantic City soit avec New York, la ville où Donald Trump a construit son « empire ». Le film est très profond dans la manière dont il capte le lieu à une période précise mais il est aussi un présage de ce qui allait se passer dans le pays quelques décennies plus tard.
Louis Malle entre dans cette catégorie de réalisateurs qui ont sans cesse chercher à se réinventer, qui une fois qu’ils ont essayé une forme, en cherchent une nouvelle. A l’instar d’un Kubrick, … Mais avec une ligne de conduite plus floue en apparence, et peut être un résultat plus variable … Cette démarche intellectuelle vous séduit-elle plus que celle qui consiste à filer son œuvre, de film en film, de s’inscrire dans un style affirmé (Dardennes, Chabrol, Truffaut, Bresson, Antonioni, Fassbinder, Bergman, Hitchcock…), ou celle, à mi-chemin, faite de périodes (Godard, Visconti, Fellini, …) ?
Dans le livre, je cite des propos de Jean-Claude Carrière qui me semblent particulièrement probants. Jean-Claude Carrière connaissait très bien Louis Malle. Ils ont collaboré plusieurs fois et Malle avait l’habitude de lui lire à voix haute les scénarios qu’il écrivait. Dans cette citation, Carrière explique qu’il n’y a effectivement pas deux films de Louis Malle qui se ressemblent et qu’on lui a d’ailleurs reproché de ne pas être suffisamment un auteur, au sens où il n’y aurait pas de continuité dans sa filmographie. Or, pour Carrière, cette hétérogénéité s’explique par l’attitude de Malle, par son regard sur le monde, qui est avant tout le regard d’un chercheur qui avec chaque projet essaye d’explorer un nouveau territoire. Je crois que cette remarque est très pertinente.
Par ailleurs, cette prise en considération du regard de Malle-Chercheur accorde à ses films américains une place centrale dans l’ensemble de son œuvre. Parce qu’il était plongé dans une société étrangère à la sienne qu’il essayait de décoder, Malle a pu, aux Etats-Unis, dans la fiction comme dans le documentaire, laisser libre cours à sa curiosité, observer avec peu de contraintes. Pour moi, les films américains de Malle sont un peu la quintessence de son approche et constituent une clé d’analyse de son œuvre.
Louis Malle a renié quelques-uns de ses films américains (mais aussi sa tentative anglaise Fatale). De votre côté, vous faites le choix de vous attarder plus sur certains films américains de Malle que d’autres (par exemple, Crackers, remake du pigeon de Monicelli qui fut un échec, ne compte que quelques pages) … est-ce que cela rejoint vos goûts ou est-ce parce que les personnes que vous avez interrogés étaient moins prolixes sur le sujet ?
Louis Malle était un grand angoissé et lorsque l’on lit ses notes dans les archives de la cinémathèque à Paris, il est souvent très sévère avec ses propres films, et plein de doutes. Pour ce qui est de ses films américains, je crois que le seul qu’il a vraiment décrit comme un enfer est Crackers. Le film est effectivement un remake du Pigeon de Monicelli. Malle était peu partant pour le réaliser et c’est l’insistance d’un producteur qui l’a poussé à s’y lancer. Sur Crackers, Malle a réussi à imposer très peu de ses collaborateurs habituels et n’a pas eu le dernier mot sur le montage. Il se sentait très loin du scénario et le film a été un flop au box-office. Dans le livre, je ne consacre effectivement que quelques pages à ce film que j’utilise surtout pour évoquer le rapport de Malle avec Hollywood et avec la célébrité. Pour ce qui est des autres films, l’attention que je leur porte dépend surtout de ce qu’ils racontent des Etats-Unis et de qu’ils révèlent du regard de Malle sur le pays. Parfois, la longueur coïncide parfaitement avec mes goûts, Atlantic City et Vanya on 42nd Street ont tous les deux leurs chapitres et ils sont, je pense, ceux que je préfère. Parfois, c’est l’analyse qui entraîne la structure. Je crois que la partie du texte sur Pretty Baby est plus longue que celle sur Alamo Bay bien que je sois personnellement plus attachée à ce dernier.
Le regard de Louis Malle sur les Etats-Unis est-il un peu le vôtre ? Le chemin qui l’a amené aux Etats-Unis, les raisons qui ont fait qu’il y soit allé, qu’il en soit reparti, puis retourné, son rapport à la France, sa curiosité, son regard, vous y reconnaissez-vous un peu ?
Je pense que tout Français ou peut-être tout Européen qui a vécu ou qui vit une expérience d’expatriation aux Etats-Unis peut se retrouver dans le regard de Malle sur le pays. Comme c’est le cas pour Malle, c’est souvent l’ennui, la lassitude et l’envie de se renouveler qui pousse à aller s’installer là-bas et une fois sur place, on oscille constamment entre la joie, l’adhésion, l’agacement et la détestation. J’ai donc un rapport avec les Etats-Unis qui va de la fascination au rejet et je crois que comme pour Malle, c’est cette ambivalence qui m’a donné envie d’étudier la société américaine et de m’y plonger.
Entre autres singularités, votre livre étudie principalement et dans le détail, hormis quelques brefs détours, les films de Louis Malle aux Etats-Unis, ceux qui ont existé, (mais aussi ceux qui sont restés à l’état de projet)… Comment situez-vous personnellement ces films américains dans l’œuvre plus globale de Malle, les considérez-vous comme formant un tout ou au contraire comme une expérience à part ? Les aimez-vous plus ou moins que les films que le public et la critique française ont mis en avant (Au revoir les enfants, Lacombe Lucien, Ascenseur pour l’échafaud, …) …
Lorsque Louis Malle reçoit le césar du meilleur réalisateur pour Au revoir les enfants, il affirme dans son discours, son bonheur d’être rentré en France et de travailler avec des collaborateurs français. Toutefois, très rapidement après la cérémonie il repart, pour réaliser Fatale en Angleterre puis Vanya on 42nd Street à New York. Lorsqu’il est tombé malade, il travaillait avec John Guare à la préparation d’un film, qui était une adaptation du livre de Maria Riva consacré à sa mère Marlene Dietrich. Le scénario est une merveille et Uma Thurman devait y interpréter le rôle-titre. Louis Malle est donc avant tout un cosmopolite et je crois que c’est l’entre-deux entre la France et les Etats-Unis qu’il aimait. Il est difficile de dire si ses films américains ont eu une influence sur les autres dans la mesure où l’Amérique n’a pas été pour lui une parenthèse. Il vivait et travaillait entre Paris, le Lot, New York et Los Angeles et il est mort à Los Angeles.
Ceci étant, si les films réalisés par Malle aux Etats-Unis me semblent constituer un corpus, c’est dans le sens où ils révèlent son regard sur la société américaine. Dans ces films, Malle s’immerge dans des cultures qui ne sont pas les siennes et qu’il essaie de comprendre par le cinéma.
Quelle influence l’Amérique a-t-elle eu sur Louis Malle et sur son œuvre ?
Avant de venir vivre aux Etats-Unis, Louis Malle était déjà très intéressé par le pays. Il l’avait visité à plusieurs reprises, était un amateur de cinéma américain et de jazz, musique qui est très souvent évoquée dans son cinéma. A partir de la fin des années 1970, lorsqu’il s’installe de manière plus permanente à New York, Malle se nourrit de qu’il observe autour de lui, des articles de journaux qu’il lit, de ses conversations avec ses amis et ce sont ces observations qui constitueront la chair de ses films.
Quelle influence l’Amérique a-t-elle sur vous et sur votre travail ?
Mon travail est indissociable des Etats-Unis. C’est sur ce pays que j’ai presque toujours écrit et c’est ce pays qui m’a donné envie d’écrire.
Par essence, l’Amérique est multiple (Les Etats-Unis, mais pas que les Etats …), Louis Malle a-t-il su rendre compte de cette diversité, ou bien n’a-t-il pu, selon vous, qu’en aborder qu’une infime frange qui captait son regard ?
Je crois que Malle a exploré à-travers ces films une quantité importante de thématiques et que son regard est toujours subtil, jamais caricatural. A ce titre, son documentaire God’s Country est particulièrement parlant. Il y est question de Glencoe, une petite ville du Minnesota, a priori très homogène. Les habitants sont tous des descendants de migrants européens, tous blancs. C’est une terre rurale et nombre d’entre eux sont agriculteurs. Ils sont aussi plutôt conservateurs. Toutefois, par sa précision et grâce à sa grande capacité d’empathie, Malle parvient à passer outre cette homogénéité apparente pour montrer la multiplicité des points de vue et des trajectoires qu’il observe sur place. Malle, qui sur ce film est lui-même cadreur, parvient à capter des situations à priori contradictoires ou des paroles qui semblent faire tâche et qui mettent en lumière la complexité du lieu, des relations entre les individus et de leurs divers positionnements sociaux.
Si l’on en croit les quelques lignes sur la couverture du livre, on s’attend à un livre qui aborde la question du cinéma de Louis Malle plus sous l’angle de votre spécialité, l’anthropologie/la sociologie, que sur celui de la critique cinéma, et pourtant, très rapidement on voit que votre passion parle pour vous, et la cinéphilie s’invite … En somme, il y a comme une conversation qui se crée entre vos deux savoirs/passions et à laquelle nous assistons …. Cette ambivalence semble se retrouver dans votre parcours professionnel … Établissez-vous ceci dit une hiérarchie entre ces deux disciplines, vous semblent-elles intimement liées ? (le cinéma pouvant aussi raccrocher à d’autres sciences humaines la littérature, la psychologie, le théâtre, l’histoire….) Louis Malle est-il pour vous, plus que tout autre, le cinéaste français qui a le plus suivi une démarche sociologique à travers ses films ?
Malle n’était pas un théoricien et en ce sens il fait peu référence aux sciences sociales dans les entretiens qu’il a donnés à la presse ou dans ses notes. D’une certaine manière, il voulait garder la spontanéité, l’étonnement et la curiosité du novice. Toutefois, il me semble que sa démarche dialogue profondément, non pas avec la sociologie, mais avec l’anthropologie et l’ethnographie. Ce qu’il cherche à faire est à comprendre une société en s’intéressant à une toute petite échelle d’observation : une trajectoire individuelle, une ville, un village, une maison close. De ce lieu ou de cette trajectoire, il effectue alors une monographie qui lui permet à terme d’esquisser un plus large tableau et de mettre en avant des questionnements transversaux. Je vois un lien entre cette approche et celle d’un ethnographe, qui « sur le terrain » observe puis écrit.
Partant de là, je crois que l’anthropologie informe sans cesse mon approche de Louis Malle mais je souhaitais aussi que le livre soit un récit et qu’il parle concrètement des films dans leurs dimensions formelles et esthétiques.
Avez-vous hésité sur le plan à suivre pour raconter le regard de Louis Malle ? Au final, il semble que vous optez pour un voyage chronologique, de film en film, avec des détours passé/présent/devenir fréquents, là où la facilité aurait pu vous amener à une découpe thématique, biographique, ou au rythme des entretiens que vous avez menés ?
Avec ce livre, je souhaitais abandonner, au moins pour un temps, les conventions généralement admises dans les textes universitaires. Je souhaitais que le livre soit un récit qui suive Malle aux Etats-Unis et qu’on puisse observer dans la chronologie l’évolution de sa pensée et de son regard. Par ailleurs, je voulais aussi que la structure générale du texte me permette de faire des digressions et de lier le travail de Malle avec le contemporain, parfois même avec mes propres observations. C’est pour ça que le premier chapitre, consacré surtout à Pretty Baby, commence par une évocation de l’ouragan Katrina et que le deuxième, sur Atlantic city, débute avec un concert de Bruce Springsteen. Il m’a semblé qu’il était intéressant et ludique de tirer les fils des intuitions de Malle jusqu’à l’époque contemporaine.
On vous sent fasciné par Louis Malle comme certains (notamment Woody Allen) ont pu être fascinés par My dinner with André (quand d’autres, côtés français, Michel Ciment notamment que vous citez ne l’étaient pas) … Une intention cachée derrière ce livre serait-elle de transmettre votre passion pour Louis Malle ? De lui rendre un hommage sur un pan de son cinéma moins connu en France ? Quand vous citez l’admiration des autres, la fascination qu’exerce My dinner with André en Amérique, ou même celle qu’exerce Milou en Mai sur vous, cherchez-vous à produire une sorte de mise en abyme chez votre lecteur qui pourrait à son tour se prendre de fascination véhiculée par votre propre enthousiasme ?
Quand j’ai commencé à travailler sur ce projet, j’ai tout de suite été fascinée par My dinner with André à tel point que j’ai songé un moment à consacrer tout le livre à ce film. D’abord, My Dinner with André m’a ouvert à toute une histoire du théâtre et de la vie intellectuelle new-yorkaise au tout début des années 1980 que je trouve absolument passionnante et que je ne connaissais pas. Ensuite, il me semble qu’en terme de mise en scène et de direction d’acteurs, le film pose de nombreux défis et qu’il est très intéressant de regarder la manière dont Malle tente méthodiquement de les relever. Enfin, la réception du film est presque une étude de cas des différences entre critique française et critique américaine. En France, le film est très peu connu et a été amplement moqué à sa sortie. Aux Etats-Unis, il est adulé par des journalistes et par de nombreux cinéastes (rappelons-nous que c’est Noah Baumbach qui interviewe les acteurs pour l’édition Criterion du DVD et que Wallace Shawn joue dans Mariage Story) et est même devenu un objet de pop culture, avec ses fans (je dresse le portrait de l’un d’entre eux dans le livre) et ses références dans les Simpson ou chez Christopher Guest. Pour moi, il était impensable de parler du film sans réfléchir à sa réception et je trouve assez fou que le destin américain de ce film soit si inconnu en France.
J’ai énormément de sympathie pour Malle et je crois qu’en le négligeant, on passe à côté d’un grand artiste et d’un parcours cinématographique réellement transatlantique, tout à fait passionnant.
Vous mettez un peu en exergue quelques uns des paradoxes de Louis Malle, notamment celui de vouloir rester libre sur la forme et d’accepter des projets Hollywoodien, celui de souhaiter une reconnaissance de son travail de cinéaste la plus large possible et pour autant viser des respirations documentaires, plus intimes, nécessairement moins universelle, celle d’avoir parler essentiellement des autres dans ses films, et d’avoir connu l’un de ses plus larges succès en France pour une histoire qui lui était très personnelle … Mais vous ne cherchez pas à les analyser sous l’angle psychologique ou à leur donner un sens. En avez-vous été tenté ?
A travers le récit proposé dans le livre, j’ai essayé de dresser un portrait de Louis Malle qui rende compte de certains de ses doutes, de ses contradictions. Plutôt que de me lancer dans des analyses psychologiques pour lesquelles je ne pense pas être qualifiée, j’ai préféré me concentrer sur une description de son parcours et de ses choix professionnels.
Si vous deviez en quelques lignes dresser le portrait de Louis Malle, l’homme, quel serait-il ? Avez-vous l’impression de le connaître désormais ?
Il y a quelques adjectifs qui me viennent quand je tente de le décrire. Il était, me semble-t-il, curieux, angoissé, très intelligent, très observateur, inventif.
Louis Malle s’est détaché de la Nouvelle Vague, s’en est senti mis de côté. Mais le débat mériterait-il d’être relancé, quand on sait que la nouvelle vague visait avant tout à inventer de nouvelles formes, Malle n’est-il pas plus proche de Godard que ne l’étaient Truffaut ou Chabrol ?
Je crois surtout que Malle était très mal à l’aise avec les étiquettes et que l’idée d’appartenir à une école quelle qu’elle soit le rebutait. A mon avis, la question de ses relations avec la nouvelle vague se pose surtout avec Ascenseur pour l’échafaud. Le film date de 1958, il est sorti au cinéma avant Le beau Serge, les 400 coups ou A bout de souffle et pourtant, beaucoup de ce qui fait la marque de fabrique des premiers films de la Nouvelle vague, les spécificités techniques et de tournage en particulier, était déjà dans Ascenseur pour l’échafaud. Ceci étant, je crois que s’il faut redécouvrir l’œuvre de Louis Malle aujourd’hui, ce n’est pas parce qu’il aurait été le membre oublié de la Nouvelle vague ou son précurseur caché. Cette question l’aurait à mon avis peu intéressé. S’il faut la redécouvrir, c’est dans sa diversité et sur la longueur.
Qui sont pour vous les héritiers cinématographiques de Louis Malle, ses enfants spirituels ?
Il me semble que peu de cinéastes en France se réclament de Louis Malle. Aux Etats-Unis, il est cité par Wes Anderson, Noah Baumbach, Jodie Foster, Richard Linklater. Difficile d’affirmer toutefois que ceux-ci soient ses enfants spirituels. Pendant que je menais les recherches pour le livre, j’ai fait un entretien avec Jamie Bruce, qui fut l’assistant de Malle aux Etats-Unis et avec lequel nous nous posions cette question. Dans notre conversation, il avait alors évoqué The Rider de Chloé Zhao comme relevant d’une approche dialoguant avec celle de Malle. Je crois qu’il a raison. Dans son jeu entre fiction et réalité, The Rider fait parfois penser à Alamo Bay.
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