Sous l’égide du distributeur Malavida, l’intégrale des réalisations cinématographiques de Jean Vigo est actuellement proposée à l’affiche des cinémas. Décédé à l’âge de 29 ans, ce cinéaste français nous a légué une courte mais marquante filmographie réalisée entre 1930 et 1934 et composée de deux courts-métrages puis un moyen-métrage et conclue par un long-métrage. Cette filmographie, proposée ici en copies restaurées 4k, cumule moins de trois heures de métrage mais chaque minute qui la compose relève d’un cinéma d’avant-garde extrêmement riche et passionnant.
Né en 1905, mort en 1934, la vie de Jean Vigo fut brève à l’image de celle de son père, Eugène Bonaventure dit Miguel Almereyda, journaliste anarchiste « suicidé » en 1917 à l’âge de 34 ans. Deux existences éphémères, deux trajectoires singulières et une filiation certaine qui imprègne volontiers la courte filmographie de Vigo.
En 1930, le réalisateur âgé de 25 ans livre À propos de Nice. Dans ce court (25 minutes) documentaire muet et sans intertitre, Vigo s’évertue à montrer l’envers du décor de la ville côtière. Un portrait critique qui ne ménage pas la bourgeoisie locale mise en parallèle via un montage contrasté et abrupt avec la population ouvrière des hauts fourneaux. L’hypocrisie d’une classe sociale face à l’âpreté du réel, l’opulence face à la misère.
La dénonciation des inégalités issues du capitalisme est patente dans À propos de Nice. Ce documentaire par instant voyeuriste n’adopte pas les codes du genre et doit être rangé dans ce que nous pourrions qualifier de cinéma manifeste.
Une première œuvre déjà politique coréalisée, coécrite et co-montée avec Boris Kaufman, frère de Denis Kaufman plus connu dans la sphère du 7ème art sous l’identité de Dziga Vertov. C’est de cette collaboration que naît très probablement la grande inventivité visuelle qui émaille continuellement À propos de Nice. Kaufman interviendra en tant que directeur de la photographie dans les trois autres réalisations de Vigo et dont il est question dans la suite de cet article.
En 1931, Vigo réalise Taris ou la natation. Dans ce documentaire d’une durée de dix minutes, le cinéaste esquisse le portrait de Jean Taris, champion de France et bientôt d’Europe de natation. Bien qu’impersonnelle, ce court-métrage répond à une commande de la Gaumont, la réalisation proposée par le cinéaste recèle quelques écarts novateurs prenant appui notamment sur de gros plans et l’usage de ralentis. Déjà présent dans À propos de Nice, baignant L’Atalante que nous évoquerons plus bas, l’élément liquide est ici, par essence, omniprésent. Les plans réalisés en immersion dans la piscine sont aventureux pour l’époque.
La réalisation de ce court-métrage de commande permet au cinéaste de mettre en œuvre son prochain projet. Celui d’un moyen-métrage (47 minutes) titré Zéro de conduite et réalisé en 1933. La révolte de jeunes pensionnaires mise en image par Vigo et en musique par Maurice Jaubert, toute en rupture par rapport à la mise en scène, est immédiatement censurée. Ce n’est qu’en 1945 qu’un visa d’exploitation fut attribué à ce moyen-métrage anarchiste. Ce manifeste d’insoumission, devenu depuis un classique du cinéma français, est sans nul doute la réalisation la plus autobiographique de son auteur. Jean Dasté y interprète un surveillant scolaire toute en excentricité. Le jeune acteur sortait à peine du tournage de Boudu sauvé des eaux (1932) de Jean Renoir dont le personnage titre était incarné par Michel Simon.
On retrouve le duo Dasté et Simon dans l’ultime et unique long-métrage signé Vigo : L’Atalante réalisé en 1934. Depuis sa réalisation, ce film a connu plusieurs montages dont certains trahiront la remarquable partition musicale écrite par Jaubert pour y insérer Le chaland qui passe interprété par Lys Gauty. Une chanson à succès d’alors dont le titre sera aussi, un temps, celui du film ! Pour sa part, le titre original est hérité du nom de la péniche sur laquelle se situe l’action. Cette péniche et ses espaces enfermés renvoient au pensionnat de Zéro de conduite alors que l’eau sur laquelle flotte ladite péniche trouve sa source dans les deux courts-métrages réalisés au début des années 1930.
De multiples audaces formelles et autres partis pris plastiques émaillent le film. Simon en marin tatoué y incarne l’un des personnages principaux en droite lignée du Boudu composé deux ans plus tôt pour Renoir. Si la dernière version restaurée de L’Atalante conserve les quelques chats, éléments de rupture dans la narration mise en œuvre, elle ne comporte ni la scène du nombril qui fume de Simon, ni la séquence montrant Dasté – énamouré de la lumineuse Dita Parlo – sucer un bloc de glace. Pourquoi ? Vigo semble n’avoir jamais eu la volonté de conserver la première scène citée dans son montage de L’Atalante. Et, très probablement, c’est le caractère hautement surréaliste de la seconde qui rend problématique son insertion dans le métrage. Le cinéaste russe Alexandre Sokourov cite L’Atalante pour modèle relativement à la façon de mettre de la poésie dans un film. Nous acquiesçons volontiers. La beauté formelle et poétique de ce chef d’œuvre laisse le regret de la perte bien trop prématurée d’un cinéaste cinéphile. La mort précoce d’un génie précoce, tel pourrait être l’épitaphe à associer à Vigo. D’une certaine manière, sa courte filmographie trouve quelques prolongements parmi les longs et courts-métrages lauréats du Prix Jean Vigo remis chaque année à un « auteur d’avenir ». Ce prix a vocation à venir récompenser des œuvres cinématographiques « se caractérisant par leur indépendance et l’originalité de leur démarche ». Nous pourrions vous suggérer quelques titres, mais nous ne souhaitons pas vous influencer. Nous vous invitons à faire vos propres choix tant côté longs-métrages que courts-métrages et à voir ou revoir les films de Vigo en salle.
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