Last updated on 11 novembre, 2024
Un film d’Abel Ferrara
Avec: Harvey Keitel, Brian McElroy, Frankie Acciarito, Peggy Gormley, Stella Keitel, Dana Dee, Victor Argo, Paul Calderon, Leonard L. Thomas, Anthony Ruggiero
Un flic pourri et drogué accumule les dettes. Lorsqu’une nonne est violée par deux hommes dans une église, celle-ci place une récompense sur la tête des deux criminels. Le Lieutenant voulant payer les dettes qui mettent en danger sa propre vie, décide de rechercher les criminels, tel un chasseur de primes. Sa descente au enfer ne verra plus de fin…
« Yes, i’m catholic[1] » marmonne le lieutenant, interprété par Harvey Keitel, pendant qu’on lui raconte, dans un souterrain, le viol sauvage d’une nonne. Et il semblerait que l’enjeu du film ne tiendrait qu’à ce fil conducteur : un flic ripou sans principe accumulant les paris ratés, les prises de drogues dures, la fornication et les propos outranciers, tout en « enquêtant » sur ce viol ; mais au milieu, la religion et le mysticisme s’immiscent, thèmes qui reviennent de manière récurrente dans les films d’Abel Ferrara (le dernier en date, Padre Pio).
Cependant, le film diffusé n’annoncerait pas uniquement une succession de scènes dérangeantes, comme la masturbation du personnage principal devant deux jeunes femmes arrêtées pour défaut de permis, car il nous apparait que Bad Lieutenant chercherait à illustrer la repentance d’un homme coupable des sept péchés capitaux dispersés dans l’ensemble de la production avant que l’indulgence de Dieu ne lui permette la rémission des vices perpétrés.
Une dualité scénique
Ainsi, le décor de Stéphanie Caroll, qui prend en compte l’éclairage de Jim Denault, propose deux atmosphères disparates que l’on pourrait interpréter axiologiquement par le bien et le mal ; analogiquement par la pureté et l’impureté. Chez lui, le lieutenant se réveille sur le canapé de son salon éclairé par le soleil du matin contrastant avec la couleur rose du mobilier et ses deux petites filles (19 :00), tandis que la veille (17 :00), il fréquentait un appartement tamisé, rougissant -traduisible par la passion ou le mal- pour tromper sa femme et se droguer (la luxure et la gourmandise). Aussi, la dimension temporelle du jour et de la nuit connoterait avec le système classique de la binarité manichéenne, d’autant plus qu’une majorité des scènes où s’appliquent les idées vicieuses se déroulent le soir ou dans l’obscurité (scène du parking souterrain lors des paris (23 :07) ; scène de l’interpellation des deux jeunes femmes (27 :40) ; l’entrée en boite de nuit (52 :00)) , jusqu’à l’apparition de Jésus-Christ dans l’église perforée par des puits de lumière que nous assimilerions au Saint-Esprit ou une justice divine (1 :17 :00).
Appropriation des thèmes chrétiens, façon Ferrara
Pour les personnages secondaires, une référence biblique semble justifier les jeunes duos portés à l’écran comme Abel et Cain (les deux fils de l’inspecteur ; les deux petites de l’inspecteur ; les deux jeunes interpelés pour vols ; les deux coupables du viol) pour la raison qu’il s’agit d’une rivalité fraternelle, ou d’une soumission de l’un par rapport à l’autre ; seules les deux filles de l’inspecteur, trop jeunes peut-être, incarneraient une exception.
Hormis la jeunesse, la féminité peut représenter l’un des sept péchés (l’envie), mais elle s’assimile aussi à la vertu de la résilience, reconnaissable par les multiples femmes livrées à la débauche qui s’apparentent à des antagonistes de la nonne (duo ici séparé). Quant au lieutenant, il parait logique qu’il porte l’ensemble des vices : la colère (scène où il apprend dans la voiture par la radio la perte de son pari invectivant le joueur au point même de tirer au revolver dans son automobile) ; l’envie (sexuelle), la luxure, la gourmandise (reprise des scènes de débauches) ; la paresse (le personnage principal n’enquête pas réellement sur le crime subi par la nonne) ; et plus fortement à l’image, l’avarice et l’orgueil (dernière scène où le parieur tente vainement, au téléphone, d’asseoir son autorité pour engager son argent déjà déficitaire). D’ailleurs, une phrase tirée de Salomon sied au personnage : « L’arrogance précède la ruine, et l’orgueil précède la chute » ; phrase qui, anachroniquement, en 2006, s’entend aussi chez un autre réalisateur d’origine italienne, Scorsese, dans le remake policier Les Infiltrés, prononcée par un prêtre envers un ténor de la mafia (Franck Costello), interprété par Jack Nicholson. Des propos qui véhiculeraient la fatalité du lieutenant et la repentance gagnée par le prix du sang, par le prix de sa vie.
De la singularité à la généralité
Mais à la caméra, la position du réalisateur et du directeur photographique, Ken Kelsch, affiche une neutralité absolue par son statisme et les plans demi-ensemble, camouflant par moment l’inspecteur déchu, érigeant une frontière entre l’action à l’écran et le regard du spectateur, si fréquente dans le documentaire. De nombreux exemples appuient cette proposition comme le début de la scène souterraine où un grillage nous sépare des personnages (23 :10), ou les plans en voiture avec la caméra fixe, à la place du passager.
Cette prise de distance, nous pouvons l’interpréter par le libre-arbitre. possiblement, Ferrara chercherait à montrer que son personnage régresse de lui-même, s’enfonçant davantage dans le mal sans de réelles justifications, ou pas… Car l’effet aquarium s’étendrait sur une partie de la société, la société pauvre, à l’instar du Bronx -populations d’origine latino, afro-américaine, asiatique, à en croire les personnages- dans laquelle baignent, comme des requins, les forces de l’ordre symbolisant la justice dévoyée (un exemple littéral réside dans la scène où on apprend qu’un individu noir égorgé possédait, dans son automobile, de la cocaïne que le lieutenant veut dérober ; le texte exprime clairement que (22 :30) « L’inspecteur Dicks était l’un de leurs clients »).
De ces faits résultent, outre les péchés capitaux, le péché originel imprégné, pour beaucoup, dans la chair que seule l’Église pourrait absoudre ; cependant, la scène de l’eucharistie (43 :16) ne témoignerait-elle pas l’inverse ? Puisque les pécheurs ne s’arrêtent pas aux portes pour magouiller : ils s’invitent à l’intérieur. Par ailleurs, l’eucharistie symbolise le sacrifice du corps du Christ pour les péchés des hommes que l’on assimile sémiotiquement, dans le contexte du film, au sacrifice à venir de l’inspecteur pour la rémission du mal causé par le binôme masculin, amenant le spectateur à juger la fin de celui-ci.
Une fin schizophrène ?
Ainsi, nous aimerions proposer deux interprétations de l’excipit puisque tous les éléments décrits plus haut supputeraient ces choix. Soit la mort de l’inspecteur respecte la promesse divine de la rémission en faisant une bonne action avant sa mort[2] (en sachant que la nonne pardonne en amont l’agression) ; soit l’inspecteur subit le courroux divin à cause de la tentative de corruption attentée auprès de la nonne sur laquelle il aurait tiré un bénéfice financier (1 :14 :00) n’attendant donc que la mort comme châtiment. En plus, la stature de la nonne droite, comparable à la vertu du pardon, s’oppose à l’idée de Talion, sous-entendue par l’inspecteur avachi. La scène de gémissements suppliciés, jouée par Keitel dans l’église, lors de l’apparition mystique, ne ramène-t-elle pas l’homme à sa condition d’usurpateur. Le dernier point sur lequel nous voudrions nous arrêter porte sur la notion de père ; car si la jeunesse représente l’une des caractéristiques catholiques du « Fils », affiliée à Jésus-Christ ; le Saint-Esprit par la providence de la dame rapportant le calice volé et permettant la résolution du récit ; l’inspecteur incarne également le rôle d’un père qui connaitrait une évolution entre l’incipit et l’excipit, parallèle dressée pour se racheter ou racheter les péchés des autres. Il incarne, par conséquent, l’exemple à suivre mais aussi celui à ne pas suivre. De ce présupposé, l’ouverture présente les deux fils en retard pour l’école à cause du bus manqué (02 :48) ; au dénouement, les jeunes coupables montent dans un autocar, ce qui coïncide à une forme d’exile (1 : 28 : 37) (nouvelle thématique chrétienne…).
Pour conclure cette analyse, Bad Lieutenant semble contribuer à immortaliser sur la toile la rédemption in extremis -ou pas ? – d’un personnage paranoïaque, physiquement et métaphysiquement, hanté par ses fautes, avec un sérieux entremêlement de symboles chrétiens qui surpassent la crudité des scènes en optant regard neutre et plus macroscopique qu’il n’y parait sur la société des hommes dépeinte comme violente et corrompue. Enfin, nous voudrions citer une phrase du philosophe d’Alain qui collerait au lieutenant : « Le tueur tue avec joie et l’horreur ne vient qu’après[3] ».
[1] « Oui, je suis catholique », extrait de Bad Lieutenant à 23mins49.
[2] L’indulgence à l’égard des péchés dans la sphère catholique est partielle ou complète. Elle est surtout la guérison de péchés déjà pardonnés.
[3] Alain, Du bonheur et de l’ennui, Folio Sagesses.
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