Appuyez sur “Entrée” pour passer au contenu

Rencontre avec Maura Delpero, réalisatrice de Vermiglio

Mis à jour le 23 mars, 2025

Réalisatrice d’origine italienne, Maura Delpero s’est d’abord fait connaître par son travail documentaire avant de se tourner vers la fiction. Avec Vermiglio, son deuxième long-métrage, elle explore la mémoire familiale et collective à travers l’histoire d’un village marqué par la guerre et la transition vers la modernité. Présenté à la Mostra de Venise, le film a remporté le Grand Prix du Jury, consacrant son approche sensible et immersive. Dans cet entretien, Maura Delpero revient sur la genèse du projet, son travail de recherche et les liens entre documentaire et fiction. Elle évoque également la place des femmes dans l’Histoire et la nécessité de transmettre leur mémoire.

Entretien par: Shiva Fouladi

Le Mag Cinéma : Pouvez-vous nous parler de votre parcours et de votre passage du documentaire à la fiction ?

Maura Delpero : J’ai commencé il y a vingt ans, seule, en autodidacte. J’ai acheté une caméra et commencé à réaliser des documentaires. Progressivement, ces films ont pris une dimension plus narrative, jouant avec la fiction, jusqu’au jour où je me suis dit : « Peut-être que tu as envie de faire de la fiction. » Il y a quelques années, j’ai réalisé mon premier long-métrage de fiction, Maternal, et aujourd’hui, Vermiglio est mon deuxième film de fiction.

Votre film s’inspire de votre histoire familiale. Comment cette idée est-elle née ?

Je n’avais jamais envisagé de raconter cette histoire. Puis, mon père est décédé, et cela a bouleversé ma vision de la vie et de la famille. J’ai ressenti le besoin de revenir aux racines, de regarder en arrière avant de pouvoir avancer. J’ai alors rassemblé des souvenirs familiaux et des éléments de cette région d’Italie, en adoptant une approche presque documentaire, bien que le film soit une pure fiction. Ce passé me semblait encore vivant, toujours en résonance avec le présent. Beaucoup de spectateurs reconnaîtront des récits qu’ils ont pu entendre de leurs grands-parents. Par exemple, la mère du film est inspirée de ma grand-mère, la femme qui a donné naissance à mon père. Ce n’est pas une histoire déconnectée de notre réalité. Nous sommes à un moment charnière où l’on bascule vers la modernité : le film est ancré dans le passé, mais on y perçoit déjà les prémices de notre époque. J’ai mené un important travail de recherche documentaire et historique, en explorant des photographies, des archives de musées, mais aussi en recueillant des témoignages de personnes ayant grandi dans ces années-là. Pendant deux ans, j’ai cherché à recréer un cadre fidèle et réaliste.

Le film suit le cycle des quatre saisons, de l’hiver au printemps, en lien avec la musique de Vivaldi. Pourquoi ce choix narratif ?

J’ai trouvé intéressant, d’un point de vue dramaturgique, d’imposer au film une structure claire. Dans les sociétés rurales, le rythme des saisons est essentiel. Ce cadre permet également de grandes ellipses narratives : passer de l’hiver au printemps fait ressentir le temps qui passe, sans avoir besoin de tout expliquer. Le choix de la musique de Vivaldi s’est imposé naturellement. Avec le consultant musical, nous nous sommes demandé quels disques ce maître d’école, vivant dans un village isolé en montagne, aurait pu posséder. Les Quatre Saisons de Vivaldi, comme des œuvres de Chopin, faisaient partie des évidences. Enfin, ce choix est aussi lié à un souvenir d’enfance. À l’école primaire, un professeur nous avait fait écouter Vivaldi en nous expliquant comment il transposait les sons de la nature – le chant des oiseaux, le vent – dans sa musique. Ce moment m’a marquée. Quand un enseignant réussit à éveiller l’imagination d’un enfant de cette manière, il fait un geste éducatif fort, qui marque toute une vie.

Dans le contexte du film, en 1944, alors que ces enfants vivent la guerre et le manque de nourriture, leur offrir la culture, leur donner accès à la musique, c’est une façon de leur dire que quelque chose de plus grand existe encore. Ce n’est pas parce qu’on vit en période de guerre qu’il faut être privé de beauté. Je trouve cela magnifique, surtout à une époque où la pédagogie était très rigide et violente. Les maîtres frappaient les élèves sur les mains, et l’enseignement suivait un modèle très uniforme. Ce personnage de maître d’école, au contraire, cherche à impliquer ses élèves. Il est à la fois ancré dans le passé et incroyablement moderne dans sa manière d’enseigner.

Quelles étaient vos références picturales ?

Ma première référence visuelle a été la peinture. En particulier Giovanni Segantini, notamment ses représentations de l’hiver et de la neige. J’ai aussi beaucoup pensé aux peintres romantiques comme Caspar David Friedrich et Gustave Courbet, pour cette idée de l’homme face à une nature immense, qui le dépasse. Il y a dans leurs œuvres une forme de sublime : la nature suit son cycle, elle est grandiose, et nous, humains, sommes à la fois importants et insignifiants face à elle. Pour les intérieurs, je me suis inspirée de la peinture flamande, qui capture à merveille la lumière et l’intimité des espaces clos.

Ensuite, nous avons beaucoup réfléchi à la couleur du film. L’une de nos principales références a été une technique photographique du début du XXᵉ siècle : l’Autochrome. Ces photographies, en noir et blanc mais rehaussées de couleurs primaires très subtiles, créent une impression presque picturale, d’une grande douceur. Cela me semblait parfait pour exprimer cette cohabitation entre passé et présent, entre tradition et modernité. Nous avons donc travaillé sur des fonds très désaturés, avec peu de couleurs vives, que ce soit dans la photographie, les costumes ou la direction artistique. Tout a été pensé dans une même harmonie esthétique, grâce à un travail collectif.

Avez-vous eu des références cinématographiques précises en tête ?

Je n’ai jamais de références directes au cinéma, peut-être parce que je viens avant tout de la littérature. Mes influences sont un mélange de littérature, de musique, de photographie… Bien sûr, certains films m’ont nourrie, mais c’est plus inconscient. Ceux qui ont étudié le cinéma ont une conscience plus claire de leurs références. Moi, c’est un peu comme ma nourriture : ce que j’aime finit par ressortir, mais sans que ce soit un choix intentionnel. Cela dit, oui, il y a des influences. Ermanno Olmi, évidemment. Abbas Kiarostami aussi. Et puis des films spécifiques, comme Le Ruban blanc de Michael Haneke, qui explore une communauté à la veille de la Première Guerre mondiale. Il y a peut-être aussi un peu de Fanny et Alexandre d’Ingmar Bergman, pour sa manière de montrer le monde à travers les yeux des enfants. Mais parfois, je ne réalise qu’après coup quelles œuvres m’ont influencée. C’est une imprégnation plus qu’une référence directe.

Votre film explore ces dynamiques de pouvoir au sein de la famille et le poids des rôles sociaux. Est-ce que vous vouliez aussi montrer que, d’une certaine manière, ces hommes aussi étaient enfermés dans un système qui les dépassait ?

Exactement. Bien sûr, nous, aujourd’hui, on voit ces figures patriarcales avec un regard critique. Mais il faut aussi comprendre que ces hommes incarnaient un rôle qui leur était imposé par la société. C’était une place privilégiée, sans aucun doute, mais qui venait aussi avec des attentes très lourdes.

Ma grand-mère disait souvent : « Ne vous mariez pas, c’est une bêtise. » Elle voyait mon grand-père rentrer du bar après avoir lu le journal, fumé, discuté de politique, tandis qu’elle, elle n’avait jamais eu une minute à elle, enfermée dans la cuisine à s’occuper des enfants et de la maison. Pourtant, ce n’était pas forcément enviable d’être ce patriarche non plus. C’était une position qui enfermait, qui demandait de la rigidité, de la force, sans jamais montrer de faille. Dans le film, le personnage du père est intéressant à cet égard. C’est un homme qui, au début, semble tout contrôler, incarner l’autorité sans faille. Mais au fil de l’histoire, on assiste à sa chute. Il se rend compte qu’il n’a pas su protéger sa fille, qu’il est passé à côté de quelque chose d’essentiel. C’est un roi qui perd sa couronne. Et face à cette prise de conscience, il s’effondre. Il sombre dans une forme de dépression, car il réalise qu’il a failli dans son rôle.

Aujourd’hui, heureusement, on repense ces modèles. Un homme a le droit de ne pas savoir, de se tromper, de pleurer. On a déconstruit l’idée qu’il devait toujours être un pilier inébranlable. De la même manière que les femmes ont dû apprendre à s’autolégitimer dans leurs désirs et leurs ambitions, les hommes doivent aussi se réinventer, trouver d’autres manières d’exister sans ces carcans d’autrefois.

Mais c’est pour cela que raconter ces histoires est important. On a parfois l’impression que tout cela est très loin, que ces dynamiques appartiennent à un passé révolu. Pourtant, ce n’était qu’hier. Et il suffit d’écouter certains discours actuels pour comprendre que rien n’est jamais acquis, et qu’il faut continuer à se souvenir, à questionner, à avancer.

Vermiglio a été projeté pour la première fois à la Mostra de Venise et a remporté le Grand Prix du Jury. Quelle expérience cela a-t-il été pour vous de participer à la Mostra et de recevoir cette récompense ?

C’était une expérience merveilleuse ! La Mostra de Venise est un festival prestigieux, et avoir eu la chance de présenter Vermiglio là-bas était déjà une grande émotion. Recevoir le Grand Prix du Jury a été un immense honneur, d’autant plus que le jury a vraiment compris le film, il l’a aimé et défendu. Ce qui m’a particulièrement émue, c’est la première du film à Venise. Nous avons réussi à faire venir tous les enfants et adolescents qui ont joué dans Vermiglio, ainsi que des habitants de la vallée où nous avons tourné. Ils se sont retrouvés sur le tapis rouge, entourés d’acteurs et d’actrices très connus, dans cette ambiance très glamour, et c’était incroyable pour eux. Beaucoup d’entre eux n’avaient jamais mis les pieds dans un cinéma, alors se retrouver là, dans ce cadre, c’était une expérience inoubliable. Et puis, il y a eu la reconnaissance pour l’une des jeunes actrices du film, qui a remporté un prix de découverte à Venise. C’était son premier tournage, elle avait un peu d’expérience en théâtre et en danse, mais elle n’avait jamais joué devant une caméra. Elle vient de la région, et elle a un talent incroyable. La voir récompensée, c’était une immense joie, parce que tout ce travail a été fait avec des non-professionnels, avec des personnes qui ont donné beaucoup d’eux-mêmes au film. Venise, c’est un festival qui a une relation forte avec le cinéma d’auteur, avec un cinéma qui prend le temps de raconter, qui explore la mémoire et la réalité. Présenter Vermiglio là-bas, c’était une évidence et une immense opportunité. Ce prix donne une belle visibilité au film, et j’espère qu’il pourra continuer à toucher les spectateurs.

Soyez le premier a laisser un commentaire

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.