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Rencontre avec Baya Kasmi – Mikado

Avec Mikado, Baya Kasmi signe une œuvre à la fois lumineuse et pudique, où les trajectoires cabossées croisent des élans d’utopie, de tendresse, de réinvention familiale. À l’occasion de la sortie du film, nous avons rencontré la réalisatrice et le comédien Félix Moati pour une conversation riche et libre, à l’image du film lui-même. Entre récit de genèse, réflexions sur l’écriture, le jeu, l’émotion, et les multiples résonances politiques de l’œuvre, cet échange dévoile la densité d’un projet longuement mûri, habité par le désir de faire entendre une autre musique du monde, plus douce, plus résistante.


Le Mag Cinéma : Quand avez-vous commencé à imaginer Mikado ?

Baya Kasmi : La toute première fois que j’ai commencé à travailler sur ce projet, c’était en 2016. Ça peut paraître vertigineux, mais c’est bien à cette époque que tout a commencé.

Le Mag Cinéma : Le scénario était-il déjà écrit à ce moment-là ?

Baya Kasmi : Le personnage de Mikado existait déjà. Je le projetais, je l’imaginais, et finalement, il n’était pas si éloigné de ce qu’il est devenu aujourd’hui. Il y avait ce désir de raconter l’histoire d’un couple intense, un peu cabossé, et de cette famille. En revanche, la trame narrative n’était pas encore là. Elle a beaucoup évolué au fil des années, en fonction des opportunités, des circonstances. Entre-temps, j’ai travaillé sur une série, puis sur un autre film. Le projet a mûri progressivement dans mon esprit, avec l’apport de deux co-scénaristes : d’abord Magali Richard Serrano, puis Olivier Adam. Au début, j’étais un peu désespérée, je pensais que je n’arriverais jamais à concrétiser ce film. Mais aujourd’hui, je suis très heureuse. Mikado est un film qui a vraiment infusé avec le temps. Il contient des traces, des « fantômes » de nombreuses choses que j’ai écrites ou imaginées. Le scénario a connu des formes très diverses. J’ai écrit toute la biographie des deux personnages principaux, et j’ai laissé de côté des centaines de scènes qui ne figurent plus dans le film, mais qui, je crois, continuent malgré tout à le nourrir.

Le Mag Cinéma : Comment abordez-vous l’équilibre dramaturgique dans l’écriture ? Comment travaillez-vous les émotions ?

Baya Kasmi : Pour moi, tout commence par une recherche approfondie sur les personnages, sur ce qu’ils traversent, sur leurs émotions, sur ce qu’ils doivent affronter ou résoudre. Ensuite, il y a la question de la construction dramatique : comment faire en sorte que le spectateur fasse peu à peu connaissance avec ces personnages. On sait très bien qu’on ne peut pas révéler toutes les facettes d’un personnage dès la première scène. Il faut penser à ce qu’on donne à voir en premier. Et ensuite, scène après scène, le spectateur apprend à connaître le personnage, à l’aimer, parfois à s’en méfier — un peu comme dans une vraie rencontre. Et puis, le récit est aussi traversé par des idées qui surgissent de nulle part. On ne sait pas toujours pourquoi elles arrivent, et ce n’est qu’avec le recul qu’on en comprend le sens. Sur Mikado, j’avais des obsessions. Le fait que le personnage s’appelle Mikado, qu’il ait toujours un bâton de Mikado à la main, par exemple. C’était presque une fixation. Avec le temps, j’ai compris pourquoi j’y tenais, et j’y ai trouvé un vrai sens. Au départ, je voulais raconter une histoire liée à l’enfance. Aujourd’hui, ce motif a pris un tout autre sens pour moi. La corneille, la disparition de Nuage… c’étaient des éléments essentiels à mes yeux, même si, jusqu’au dernier moment, ça ne suscitait pas beaucoup d’enthousiasme autour de moi. Mais je tenais bon : je disais toujours, ce n’est pas grave, je vais le faire. J’ai mis en scène bien plus que ce qui était écrit dans le scénario. Je n’arrivais pas à transmettre, sur le papier, tout ce que ces éléments pouvaient apporter. Je me suis dit que ce serait quelque chose à faire passer par la mise en scène. Et c’est ce que j’ai fait : j’ai veillé à ce que la corneille apparaisse toujours à l’image. C’est une idée de scénario, mais c’est aussi, fondamentalement, de la mise en scène.

Le Mag Cinéma : Et quel rôle joue la musique dans ce processus ?

Baya Kasmi : La musique est très importante. Elle était présente dès le début du projet. Rua Madureira, par exemple, est une chanson qu’Olivier Adam m’a proposée pendant l’écriture. On imaginait ce personnage qui vivait dans un van, écoutant de vieilles cassettes plutôt que la musique contemporaine ou la radio.Cette chanson m’a accompagnée pendant toute la phase de repérages et de préparation. Elle s’est imposée comme la musique du film. Elle m’a même donné une sorte de sensation, un ton pour la mise en scène. Rua Madureira, c’est une chanson dramatique, qui raconte la perte d’un être cher disparu dans un accident d’avion, mais c’est chanté sur un rythme de bossa nova. On imagine le Brésil, il y a une forme de douceur, presque de légèreté. Et pour moi, le film devait trouver cet équilibre-là : raconter quelque chose de profond, de douloureux parfois, mais avec une certaine douceur dans le ton et la forme.

Le Mag Cinéma : Et vous, Félix, lorsque vous jouiez les scènes dansées — ou même dans d’autres moments du film —, est-ce que la musique était présente sur le plateau ? Vous étiez-vous préparé avec cette musique en amont ?

Félix Moati : Oui, bien sûr. Baya nous avait demandé de la connaître, de l’apprendre. On avait travaillé les paroles ensemble, on avait répété tous ensemble. Cette chanson faisait déjà partie de l’univers du film avant même le tournage, elle nous habitait.

Le Mag Cinéma : Quelles ont été les références qui vous ont marquée pendant l’écriture, on a pensé à Vie Sauvage et Captain Fantastic ?

Baya Kasmi : J’étais au début de l’écriture quand j’ai vu Vie sauvage. Je vais voir tous les films de Cédric, j’adore son travail. J’ai particulièrement aimé la première partie de ce film. Même si je ne l’ai pas vraiment considéré comme une référence directe, je dirais qu’il y a un certain cousinage entre nos univers — et c’est une filiation qui me va très bien. Captain Fantastic, en revanche, m’a un peu angoissée. J’étais en plein cœur de l’écriture, et je me suis dit : peut-être qu’il raconte exactement ce que je suis en train d’écrire. Mais en réalité, ces films abordent des thématiques proches avec des approches différentes. Il y a chez eux une dimension très politique, une volonté de la part des parents de construire un projet théorique en s’isolant. Moi, je savais dès le départ que je ne racontais pas ça. Il y avait des points communs, bien sûr, mais je n’en avais pas peur — je les ai assumés. Parmi les films sur l’enfance, L’Enfance nue m’a également marquée. Même si la forme est très différente, c’est cette manière de filmer l’enfant, cette manière de projeter une vision sur l’enfance, qui m’a beaucoup inspirée.

Le Mag Cinéma : Était-ce important pour vous que cette période charnière dans la vie de votre personnage soit montrée sous un soleil éclatant ?

Baya Kasmi : Oui, c’était essentiel. Je suis profondément allergique au misérabilisme à l’écran. C’est presque instinctif, viscéral. Ce n’était pas, au départ, un choix esthétique conscient, mais c’est devenu un vrai point de vue de cinéma. Trop souvent, quand on met en scène des personnages en marge, dans la précarité, ou socialement « décalés », on tombe dans un certain fatalisme : tout va mal finir, tout est gris, personne ne rit, il n’y a plus de joie, plus de lumière. Et moi, je voulais absolument leur offrir autre chose — leur donner leur chance, leur vitalité. Ces personnages ont une utopie, ils tentent de recréer une forme de vie, de croire encore dans quelque chose, dans un lien familial fort. Ils incarnent peut-être ce que nous avons perdu : la sensualité, l’énergie, la puissance de la liberté. Et le Sud, sa lumière, m’a énormément aidée à transmettre tout ça.

Le Mag Cinéma : Félix, diriez-vous que faire rire est plus difficile que faire pleurer à l’écran ?

Félix Moati : Non, je ne dirais pas qu’il y a une difficulté plus grande dans l’un ou l’autre. Pleurer, c’est exigeant, bien sûr, mais faire rire l’est tout autant, à sa manière. Il n’y a pas vraiment de hiérarchie. Cela dit, je crois que le rire est quelque chose de très intime. Le rire d’une personne en dit beaucoup sur elle, sur sa façon d’être. Mais, paradoxalement, ce qui me touche encore plus, c’est la manière dont une personne retient ses larmes. Il y a là quelque chose de profondément révélateur. Et puis, comme disait Dostoïevski : Si tu veux connaître quelqu’un, regarde comment il rit, pas comment il pleure. Voilà. C’était ma petite touche pédante pour briller un peu. Bon, pour être honnête, c’est la seule citation de Dostoïevski que je connaisse…

Le Mag Cinéma : Baya, comment avez-vous dirigé Félix ?

Baya Kasmi : Je n’aime pas trop dire que je « dirige » les acteurs. J’ai plutôt l’impression de proposer, de demander beaucoup de choses. Mais c’est vrai que sur la question des larmes, les comédiens ont une capacité qui me fascine. Ce sont de vraies éponges, capables de plonger rapidement dans des émotions intenses, souvent en allant puiser ailleurs. Dans Mikado, le rire était étroitement lié à la pudeur. Ce qui comptait le plus, c’était justement de ne pas tomber dans une émotion trop exposée. On savait qu’on allait toucher à quelque chose de très fort, que le personnage portait des blessures profondes. Mais dès le départ, pour Félix comme pour moi, il était essentiel qu’il reste pudique, qu’on ne ressente jamais une demande de compassion, qu’on ne s’apitoie pas sur lui. Et c’est là qu’est venu le rire. C’était d’abord une intuition que j’avais : Félix apportait cette émotion brute, parfois même violente, et moi, je venais « couper » cette charge en glissant vers autre chose — une forme de gêne, un léger décalage, une fuite dans le rire. Cette recherche a été passionnante. Félix, c’était un peu un Stradivarius. À la seconde où je lui demandais de changer de ton, il le faisait, même s’il était totalement immergé dans l’émotion. Et puis, je crois que c’est assez juste. J’ai toujours constaté que les gens les plus tristes sont aussi ceux qui rient le plus, y compris quand ils racontent les choses les plus dures.

Le Mag Cinéma : Le film peut se lire aussi comme un film politique. La question de l’éducation, par exemple, est-elle pour vous un enjeu politique central ?

Félix Moati : Je pense que tout est politique dès lors que ça prend place dans le monde. Ce n’est pas une question de réduire les personnages à des idées — surtout pas —, mais dès qu’un objet s’ajoute à la réalité, comme un film, il prend forcément une dimension politique. Si on considère la politique comme une manière de voir le monde, alors oui, le film de Baya est politique. Il aborde plusieurs thèmes forts, comme la protection de l’enfance, bien sûr, mais aussi, quelque part, la lutte des classes. On voit une famille très modeste qui arrive dans un milieu beaucoup plus aisé. Il n’y a pas de conflit ouvert, mais cette tension est bien là, en toile de fond.

Baya Kasmi : Oui, je suis entièrement d’accord. Tout est politique, inévitablement. Et j’ai eu des discussions à ce sujet, notamment sur ce que le film raconte politiquement. Il peut être perçu très différemment selon qu’on soit favorable à l’instruction en famille ou au contraire très attaché à l’école publique. Selon le point de vue, on ne verra pas du tout la même chose dans le film. Pour moi, l’éducation, c’est fondamental. C’est l’accès aux livres, à la connaissance, mais aussi à l’altérité : rencontrer des gens qui ne vous ressemblent pas, qui pensent autrement. C’est aussi un film sur la famille. La famille, c’est ce qui nous fait vivre, ce qui nous construit. C’est un amour absolu, mais parfois aussi un amour qui peut devenir oppressant, enfermant. Personnellement, je ne crois pas qu’on puisse être heureux uniquement dans un cocon familial. J’ai eu des débats avec des gens qui prônent une vie « hors système », loin de la société. Moi, je pense l’inverse : même si la société est imparfaite, même si elle est dure, il faut s’y confronter, il faut y aller, prendre sa place, rencontrer les autres. On n’a pas vraiment le choix. Et puis il y a aussi eu des discussions autour du passage de Mikado en prison. Certains m’ont demandé : « Est-ce que vous voulez dire que la prison, c’est une bonne chose ? » Bien sûr que non. Mais ce choix scénaristique, on l’a longuement pesé. Chaque décision dans l’écriture raconte quelque chose, et c’est normal qu’elle suscite des réactions. Pour moi, Mikado est un personnage qui, comme beaucoup d’entre nous, finit par foncer droit dans ce qu’il redoute le plus. Il a peur d’une chose, il tente à tout prix de l’éviter… et finalement, c’est ce qu’il provoque. Et paradoxalement, cette confrontation le libère. Parce que quand on a vécu longtemps avec la peur qu’un événement arrive, le jour où ça se produit, quelque chose s’apaise. On peut enfin avancer. Et ça, oui, ça me touche profondément.

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