Le dernier film de Frédéric Farrucci était présenté à la Mostra de Venise où nous l’avons rencontré.
Un film de Frédéric Farrucci
Avec: Alexis Manenti, Mara Taquin, Théo Frimigacci, Paul Garatte, Marie-Pierre Nouveau, Michel Ferracci, Jean Michelangeli, Luiza Benaïssa, Dominique Colombani, Enzo Porsia
En plein coeur de l’été, Joseph, l’un des derniers bergers du littoral corse, voit son terrain convoité par la mafia pour un projet immobilier. Il refuse de céder. Cela signerait la fin d’un monde. Quand il tue accidentellement l’homme venu l’intimider, il est forcé de prendre la fuite et devient la proie d’une traque sans répit du sud au nord de l’île. Portée par sa nièce Vannina, la légende de Joseph, incarnant une résistance réputée impossible, grandit au fil des jours et se propage dans toute la Corse…
Le Mag Cinéma (LMC) La première question qui nous vient à l’esprit quand on voit Le Mohican concerne le titre, est-ce emprunté à une expression ou un fait divers corse ?
Frédéric Farrucci(FF) Non. L’idée du film m’est venue en réalisant un documentaire, en 2017, au cours duquel j’ai suivi un berger de littoral dans l’extrême sud de la Corse. Il élevait des chèvres à un endroit où auraient pu être construits des golfs, des villas de luxe, des hôtels, tous ces lieux qui uniformisent un territoire, attirent une clientèle riche et dépensière l’été et deviennent des villages fantômes l’hiver. Il disait qu’il était devenu une anomalie dans le paysage, il se nommait lui-même le dernier des Mohicans.
LMC Et le film quand vous le présentez à la fondation GAN il s’appelle « Un » Mohican, il ne s’appelle pas encore « Le » Mohican.
FF C’est vrai. C’est une idée d’Alexandra Henochsberg la distributrice du film. Avec Un Mohican, il y avait quelque chose d’un peu vague, cela évoquait un homme dans un territoire, à une époque donnée. En mettant un article défini, j’ai l’impression qu’on marque plus sa solitude et la dimension légendaire qu’il acquiert au fil de la narration.
LMC C’est un film sur la Corse, le hasard, ou peut être pas le hasard justement, fait qu’il y a plusieurs films qui sont projetés en Festival autour de la Corse, le Royaume de Julien Colonna, A son image de Thierry De Peretti et Le Mohican. On retrouve des acteurs en commun…
FF La Corse est un petit territoire, il y a un creuset de comédiens qui n’est pas si étendu que ça, donc c’est normal qu’on se retrouve avec des acteurs communs. Après, je pense qu’on a eu tous trois nos propres logiques. Pour ma part, j’ai fait un casting mixte : classique et sauvage sachant que le casting sauvage a a été pensé avant le casting classique dans la mesure où ma fiction a été inspirée par deux documentaires que j’ai tourné quelques années auparavant, et j’avais vraiment envie d’ancrer ce casting dans un réel, d’être au plus proche du territoire et de ceux qui y vivent. Plusieurs personnages de mes documentaires se sont ainsi retrouvés à jouer dans le film leur propre rôle.
LMC Pouvez-vous nous parler du casting de vos deux héros principaux, interprétés par Alexis Manenti et Mara Taquin, que recherchiez-vous chez eux et que vous ont-ils apporté ?
FF Pour le rôle du berger, je recherchais quelqu’un capable d’incarner à la fois une forme d’archaïsme et de modernité. Joseph étant un homme taiseux, j’avais également besoin d’un comédien capable d’exprimer beaucoup de choses à travers son corps. Alexis m’a subjugué dès les essais. Il a fait une proposition d’une intensité et d’une justesse telle par rapport à ce que j’attendais, et à ce que je connais des bergers corses contemporains, que je n’ai pas hésité longtemps. Quant à Mara Taquin elle a beaucoup de talent et d’énergie et ce petit truc en plus lié à ses convictions politiques et un passé militant qui collaient tout à fait à l’engagement du personnage de Vannina. On a beaucoup parlé de ça, on s’est trouvés autour d’une pensée commune.
LMC Le film ouvre en langue corse. C’était important pour vous, une manière de faire le lien avec vos travaux précédents peut être ?
FF Ce qui était essentiel pour moi c’était la justesse par rapport au territoire et à ceux qui y vivent. Pour un homme de la génération de celui qui ouvre le film, la langue maternelle est le corse, il était donc naturel qu’il s’exprime dans cette langue. J’ai appliqué cette logique tout au long du film : les discussions se déroulent en corse ou en français, parfois un mélange des deux, suivant la sociologie de ceux qui s’expriment et les situations. Comme dans la vraie vie.
LMC Revenons sur la sortie de 3 films de manière concomitante sur un même sujet, La Corse, sa mémoire, ce qu’elle a vécu et ce qu’elle a traversé, est-ce que ces films apparaissent parce que c’est plus facile d’en parler aujourd’hui qu’à l’époque ou au contraire est-ce qu’ils apparaissent aujourd’hui parce qu’il y a une résurgence des idées révolutionnaires, qu’il y a un risque et que les films sont là pour dire attention ?
FF Ces trois films sont le fruit d’une véritable politique culturelle en Corse et du désir que nous partageons de prendre en charge les imaginaires et les narrations liés à notre île, de les substituer aux clichés véhiculés par la littérature, les actualités, le cinéma venant de l’extérieur depuis des siècles. Thierry et Julien sont des copains mais je ne peux pas parler de leurs intentions à leur place. Pour ce qui me concerne, je n’envisage de faire du cinéma que s’il est politique. J’ai éprouvé le besoin d’évoquer une réalité contemporaine de mon île qui me heurte dans ma vie d’individu, dans ma vie de citoyen, qui suscite chez moi questionnements et inquiétudes.
LMC Il n’y a pas de risque par rapport au fait que vous fassiez ce film là aujourd’hui ?
FF Pas que je sache.
LMC Le format Western s’invite avec le titre (référence au Dernier des mohicans), est-ce que vous avez été inspirés par l’une des adapations du Roman, peut être celle qu’avait pu en faire Mickael Mann, par exemple ? On entend aussi que L’homme qui tua Liberty Valance avait été une source d’inspiration ?
FF Je n’ai pas été inspiré directement par le roman ni son adaptation par Michael Mann. Quand j’ai découvert le lieu sur lequel Joseph Terrazzoni élevait ses chèvres, son étable en bois, la végétation aride, sa façon d’accompagner ses bêtes en pâturage, juché sur son quad, je me suis senti plongé dans un western. Cela correspondait aussi à des fondamentaux du western que je retrouve en Corse : d’une part, le conflit de territoire lié à un conflit de civilisation, des hommes et des femmes organiquement liés à un territoire chassés parce que dans notre monde, seules les contingences économiques s’imposent. Et d’autre part, l’aspect légendaire. Il y a en Corse une forme de mythologie populaire qui érige au rang de légendes des hommes issus du banditisme ou de la lutte clandestine et c’est là qu’on revient à L’homme qui tua Liberty Valance, à ce que ce film évoque, et notamment à cette phrase que fait dire John Ford au journaliste Dutton Peabody : « Quand la légende est plus belle que la réalité, on imprime la légende.«
LMC Vous reprenez des motifs du Western que vous transposez. Les cowboys deviennent des bergers, les paysages tiennent une place très importante, mais il y a aussi des motifs que vous ne reprenez pas directement, ou avec lesquels vous vous inscrivez un petit peu en faux: par exemple la musique.
FF En effet, Le Mohican lorgne vers le western mais n’en applique pas tous les codes, notamment parce qu’il évoque des situations et des personnages éminemment contemporains. Et concernant la musique, nous avons souhaité, avec Rone, le compositeur, nous éloigner des clichés du genre. Nous souhaitions une musique organique et minimale, qui colle avec le tempérament du personnage principal et évoque le caractère âpre, rugueux qui constitue ce territoire à bien des égards. Nous avons aussi souhaité contraster cela avec des moments plus lyriques, marquant le caractère épique de ce que Joseph et Vannina, sa nièce, traversent.
LMC Pouvez-vous nous parler de l’utilisation que vous avez faite des paysages corse. Le film ouvre plutôt côté Mer, puis il escalade, jusqu’aux cimes.
FF Cet homme a toujours vécu sur le littoral, il a hérité de la situation de plusieurs générations de bergers avant lui, ses parents, ses grands-parents, etc. Cela m’intéressait qu’il soit acculé vers l’intérieur, qu’il s’éloigne sans cesse de la mer. C’est un mouvement qui le force à renoncer à ce qui le constitue, à adopter une forme d’animalité, à se fondre dans la végétation et dans la minéralité de la montagne corse.
LMC Revenons au sujet mafieux, vous essayez de le questionner à travers une très bonne idée, la raconter à travers les réseaux sociaux. Est-ce qu’aujourd’hui les réseaux sociaux changent la donne quant à la mafia, et est-ce qu’il y a sur les réseaux sociaux beaucoup de débats ?
FF Non, je ne pense pas. De mon côté, ce n’est pas tellement la question mafieuse que j’ai voulu traiter via les réseaux sociaux. J’ai tenté de travailler la légende à travers eux. La légende a longtemps été véhiculée par des conversations autour du feu, par des folk songs. J’ai réfléchi à ce qui pouvait s’y substituer aujourd’hui, un endroit où les réputations se font et se défont en un clin d’oeil. Il m’importait aussi que la nièce du Mohican, cette jeune femme, utilise les moyens de sa génération pour essayer de donner un contenu politique à l’acte de son oncle. Lui, il ne se justifie jamais, il dit juste non à une proposition inacceptable à ses yeux, il n’a aucune revendication. Elle, elle se charge de cette revendication et tente de donner un caractère collectif à une résistance individuelle, via les réseaux sociaux.
LMC: Un point prégnant dans le film concerne la confrontation entre la corse d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Parmi ces éléments, la police et les politiques, qui sont en relation avec la mafia, et vous faites le choix de raconter une histoire où cette chose là est encore très présente, avec une police qui protège la mafia, et des hommes politiques qui sont de mèche. Est-ce que c’est encore votre vision à travers tout ce qui se passe en Corse ?
FF Je ne suis pas tout à fait d’accord avec vous. J’ai la sensation de livrer un point de vue plus complexe et nuancé que cela sur la Corse contemporaine. Le milieu politique n’est pas du tout évoqué dans le film. Une absence qui peut poser question, je vous l’accorde. L’État est évoqué en creux et il est évident qu’il a sa part de responsabilité dans la situation de l’île aujourd’hui. En effet, se tourner vers la justice, vers la police, n’est jamais envisagé par le personnage principal. Ce qui ne signifie pas pour autant que le film affirme que la police protège la mafia. Il est seulement évoqué qu’un policier collabore avec elle. Ces mondes, police et banditisme, se côtoient sans cesse et vivent grâce à des indicateurs de part et d’autre, rien de nouveau à cela. Après, ce que le film questionne clairement, c’est la politique qui est systématiquement privilégiée sur cette île depuis des décennies, à savoir la cantonner à un destin de terre de tourisme, en interprétant ou en contournant la loi si besoin. Et l’État ne joue pas son rôle quand il ferme les yeux sur certaines situations ou qu’il ne fait pas appliquer les décisions de justice. Une vision ultralibérale et peu imaginative qui est mortifère à mon sens.
LMC Vous même étant corse, avez vous vécu des choses difficiles, et vu des gens disparaître autour de vous ?
FF Ce film est une fiction mais chacune de ses séquences s’inspire d’évènements ou de situations s’étant déroulés au cours des vingt dernières années. La Corse est un petit territoire, avec une population réduite, tout le monde se connaît. C’est un microcosme dont l’entrelacement social est très serré, beaucoup moins cloisonné que dans des grandes villes, par exemple.
LMC C’était votre deuxième long métrage. Pour le premier long, vous aviez fait le choix de ne pas le situer en Corse. Était-ce plus dur cette fois-ci ?
FF Non, c’est plus simple de s’attaquer à son propre territoire et à sa propre communauté.. Je trouve qu’il y a des évidences, une forme de liberté. Je me sentais plus légitime. Du coup, j’ai eu la sensation de travailler de façon beaucoup plus intuitive et plus rapide.
LMC Certaines personnes emploient l’expression « Ca, c’est du cinéma !« . Est-ce que vous employez cette expression et si oui quelle définition vous lui donnez ?
FF Ça peut m’arriver. C’est toujours après avoir vécu un voyage sensoriel porté par un point de vue. Et le véhicule de ce point de vue, c’est la mise en scène.
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