En partenariat avec deslettres.com, nous publions aujourd’hui une correspondance où l’on retrouve Marlon Brando et Tennessee Williams, qui échangent au propos d’Anna Magnani notamment.
En 1955, Tenessee Williams finit l’écriture de sa prochaine pièce, La Descente d’Orphée : pour la mise en scène, il a déjà engagé Anna Magnani et songe à son ami Marlon Brando pour lui donner la réplique. Les rumeurs vont bon train : le bellâtre serait terrifié à l’idée de jouer avec la diva italienne. Échanges croisés, leçon de jeu et de psychologie entre Tennessee et Marlon : une exclusivité deslettres.
Le 24 mai 1955
Cher Tenn,
J’ai lu la pièce trois fois depuis hier et je vais la relire à nouveau. Je crois que c’est la meilleure pièce que tu aies jamais écrite. J’ai eu peur pour toi parfois, parce que le succès monte à la tête de la plupart des gens. Le succès est une vraie et subtile pute, qui n’aime rien de plus que de t’attraper dans ton sommeil et te mordre la queue. Tu es plus courageux que tout ceux que j’ai connus, et il est réconfortant de penser à cela. Tu ne te vois probablement pas aussi courageux que cela, parce qu’un homme courageux ne s’en rend pas compte, mais je sais que tu l’es et ça me nourrit.
Il y a tant de choses que je veux te dire à propos de la pièce, bon dieu que j’aimerais te voir. Quand reviens-tu ? Il est possible que j’aille en Europe, mais c’est une possibilité infime. Si tu mets en scène la pièce l’an prochain, à quelle période exacte as-tu pensé ?
Magnani ne me fait pas peur. Comment une personne aussi insipide et rongée par la tristesse pourrait effrayer quelqu’un. Je pense qu’elle est une femme d’une force exceptionnelle et qu’elle a dû traverser bien des épreuves parce qu’elle ne peut trouver quelqu’un qui puisse la mettre à terre. Elle aspire à être subjuguée comme toutes les femmes mais elle ne peut trouver quelqu’un avec assez de feu pour « éteindre » le sien. Aussi forte soit-elle, elle a aussi ses faiblesses qui la rendent piteusement incohérente, la transformant en dominatrice qui cherche à être dominée. Si forte soit elle, cela ne fait pas d’elle une personne effrayante. Elle en devient juste repoussante. Quand je dis qu’elle veut voir son feu « étouffé », je ne parle pas juste de sexe mais je veux dire qu’elle doit trouver quelqu’un qui se serve complètement de la femme qui est en elle et qui l’aime aussi. En tant qu’actrice, c’est une autre histoire. Je ne vois aucune autre actrice avec qui je préférais jouer, produisant une telle égalité dans la dynamique potentielle des rôles. Je n’ai pas vu Rose Tatoo encore, mais je suis sûr que Burt Lancaster, l’artiste du trapèze et tout le reste, a pris une leçon dans l’art d’être oublié après avoir quitté la scène. Quand tu joues avec elle, tu dois être sûr que les rôles sont symétriquement explosifs, ou alors tu dois être prêt à en assumer les conséquences sur scène.
Je veux tant te parler. Sais-tu quels sont tes projets ? Si jamais je ne peux pas aller en Europe, quand penses-tu pouvoir revenir ? Ce que tu as dit à propos de moi mettant en scène la pièce m’a vraiment fait plaisir et peur aussi.
Quoiqu’il en soit, je veux que tu saches que tu t’es défoncé pour écrire cette pièce. Et je ne commencerai pas à quémander une réponse sur la mise-en-scène dont je t’avais parlée il y a longtemps. Tiens moi au courant de l’évolution de ton agenda s’il te plaît, comme ça je saurai que je te verrai. C’est difficile de te donner mon ressenti sur la pièce mais tu devrais être content de savoir que toute l’angoisse que tu y as investie s’est matérialisée à foison pour rendre la pièce encore plus belle. Ecris-moi aussitôt que tu finalises tout ça. Je suis très anxieux de l’entendre.
Mes meilleures pensées à Maria et Frank. Je t’aime aussi.
Marlon.
Le 2 mai 1955
Cher Marlon,
Gadg dit que tu ne serais pas intéressé à l’idée de jouer une pièce. Mais Sam Spiegel, lui, dit qu’il t’a parlé de son enthousiasme pour La Descente d’Orphée dans lequel il pense, et moi aussi, qu’il y aurait un beau rôle pour toi. Donc je me suis dit que je devais au moins te le proposer, sans aller plus loin que ça, parce que je ne crois pas que quiconque doive mettre la pression aux artistes. Magnani est intéressée pour jouer la pièce l’année prochaine. Il n’y a aucun producteur encore, et il est probable que je m’occupe de la production moi-même avant que n’importe quel producteur n’investisse la pièce. Comme cela, je trouverai un metteur en scène et je m’occuperai d’auditionner les premiers rôles en amont. Est-il vrai que Magnani te fait peur ? Je n’y crois pas, et il n’y aurait certainement aucune raison qui le justifierait. Toi et Magnani réunis dans une même pièce marquerait le théâtre à jamais : ce serait une expérience ou un événement électrifiant. En ce moment, je retravaille la pièce, et si, comme le dit Sam, il est vrai qu’elle t’intéresse ou qu’elle pourrait t’intéresser, je t’enverrai une copie. Je pars à New York dans une semaine, on prend le bateau le 26 mai pour l’Europe. Il n’y a pas d’urgence puisque je dois d’abord parler avec Magnani et vérifier qu’elle est toujours d’accord pour jouer un rôle sur la scène américaine. Elle dit qu’elle se consacre à étudier l’anglais, avec ce projet en tête. […] N’as-tu pas parfois le mal du pays pour la scène ? C’est juste un rêve, mais tout ce qui arrive l’est aussi. Joue la cool, bébé. Avec amour, Tennessee.
Une autre pensée : tu voudrais la diriger ?
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