Depuis le 1er mars et jusqu’au 1er avril, la Cinémathèque française propose une rétrospective Joe Dante. Parrain du festival « Toute la mémoire du monde » consacré aux films restaurés (du 1er au 5 mars 2017), Dante est surtout connu pour ses réalisations des années quatre-vingt, avec en tête de fil Gremlins (1984) qui lui offrit une notoriété sans égale dans le domaine du cinéma de genre. Sorte de Martin Scorsese de l’exploitation, Dante n’a jamais cessé d’explorer les marges de la production hollywoodienne, jouxtant à sa carrière de réalisateur celle d’un historien et d’un critique avisé. Le Mag Cinéma a donc décidé d’accompagner cet évènement en proposant à son lectorat un petit dossier sur l’un des cinéastes les plus doués de sa génération.
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Joe Dante fait ses premières armes au début des années soixante-dix au sein de la maison de production « New World Pictures ». À l’instar de Francis Ford Coppola, Peter Bogdanovich, ou Martin Scorsese, c’est Roger Corman qui le prend sous son aile. À ses côtés, le jeune Dante apprend les bases du métier dont l’une des règles d’or est l’efficacité. Corman veut des films économiques, réalisés rapidement avec une équipe de tournage réduite. Si ses conditions sont souvent contraignantes, le réalisateur devenu producteur encourage ses jeunes recrues à user de leur imagination. Piocher dans les stock-shots (images d’archive) pour gagner du temps et de l’argent les oblige à réfléchir leur mise en scène de façon inventive. Si les productions de la New World Pictures peuvent parfois sembler formatées (ainsi des scènes de nus rendues obligatoires au détriment du crédible ou de la cohérence narrative du film), il émane de ces métrages un esprit artisanal particulièrement fécond. En 1975, la sortie des Dents de la mer de Steven Spielberg sera la plus grande chance de Dante. Premier blockbuster du cinéma américain, Les Dents de la mer annonce la fin du Nouvel Hollywood en exploitant de nouvelles méthodes de distribution et de promotion. Ce succès inattendu pousse New World Pictures a préparer un remake déguisé du film, méthode bien connue du studio consistant à surfer sur la vague des productions en vogue. La recette est simple : reprendre le canevas narratif du modèle, en y opérant de subtiles variations. Un travail de maniériste qui marquera durablement l’art de Dante. À défaut de requins, la menace s’incarne en la personne de piranhas mutants convoyés depuis un laboratoire militaire jusqu’au lac d’une colonie de vacances. Piranhas (1978) ne fait pas que copier la structure dramatique du film de Spielberg, il en inverse les pôles constitutifs. Chez Spielberg, le danger s’origine dans le hors-champ convoquant une sorte de fatum qu’on peut sur bien des points considérer comme répressif, voire réactionnaire (la première attaque du requin géant vise justement une bande de jeunes fêtards). Chez Dante, au contraire, la menace est identifiée. C’est l’armée que cible le réalisateur, un choix qui confère à son métrage un aspect critique jamais trop démonstratif. Par ailleurs, Dante ne joue pas de la dialectique entre le vu et l’invu qui avait fait le succès du film de Spielberg, mais affirme son goût pour la représentation. Pour ce faire, le cinéaste se sert de ses acquis et en premier lieu de son talent de monteur. Le découpage frénétique et syncopé marque la rétine du spectateur, exprimant la violence pulsionnelle de l’attaque animale. Progressivement évidé de rouge, le cadre ne dissocie jamais les espaces mais accueille le corps étranger pour déporter son discours vers une critique plus politique qu’idéologique.
Ce désir d’accueillir l’autre, plutôt que de l’exclure dans le hors-champ, réapparaitra dans la plupart de ses films. C’est la transformation en lycanthrope de Hurlements (1981), l’exploration spatiale de Explorers (1985), la miniaturisation de L’Aventure intérieure (1987), la greffe animée des Looney Tunes passent à l’action (2003), la brèche existentielle de The Hole (2009), ou encore la résurrection de Burying the Ex (2014). Ces processus impliquent la coexistence d’univers en apparence antinomiques : le passé et le présent, l’humain et l’animal, l’intérieur et l’extérieur, le corps et la psyché, la fiction et le réel. En résulte une lutte qui prend la forme d’une progressive complémentarité, permettant au réalisateur de distancier sa mise en scène à travers une approche ludique qui associe sans cesse le sérieux critique à l’apparente désinvolture.
(Dé)montrer
Cette association était aussi celle qui animait la réalisation des comédies du génial Billy Wilder. Dans Sept ans de réflexion (1955) ou Un, deux, trois (1961), le ton léger propre au genre accompagnait une réflexion plus contextuelle prenant en grippe les mœurs d’une société ou les tendances d’une politique civilisationnelle. Chez l’un comme chez l’autre, cette dualité féconde influe directement sur la direction de la mise en scène. Dante et Wilder affectionnent la transparence, se détachant fréquemment du sacro-saint lien de causalité pour creuser une mise en abyme devenue autonome. Ces moments, si précieux, se détachent du récit pour offrir au public une réflexion sur le cinéma et le monde de l’art en général. Aux projections des fantasmes du petit employé de bureau, reflétant les désirs inavoués de l’Amérique des fifties dépeinte par Wilder, répondent les traversées surnaturelles auxquelles les héros de Dante sont invités à prendre part. Les multiples transformations corporelles émaillant sa filmographie se donnent à voir dans leur entièreté. Ce goût pour les effets spéciaux (de l’animation traditionnelle aux images de synthèse) est sans doute encouragé par le fantastique et la science-fiction (genres privilégiés du cinéaste), mais s’assument comme des scènes indépendantes, réfutant la logique de la narration pour ne s’y rattacher que par le biais de chemins de traverse. Ceci conduit à la prédilection de Dante pour les motifs du miroir ou de l’écran qu’il érige en véritables blasons cinématographiques. Creusé de l’intérieur, le cadre révèle sa substance audiovisuelle. Au-delà de la seule citation cinéphile, le cinéma de Dante cherche sans cesse à vérifier ses principes selon une perspective formelle et pédagogique.
Les personnages eux-mêmes semblent porter en eux ce besoin de transparence. Chez Dante, l’inconscient ne se révèle pas seulement par le lapsus (langagier ou gestuel), mais bien par la présence d’un autre, venu hanter l’espace rassurant et familier de la classe moyenne américaine. Ce sont les gremlins terrorisant la petite communauté de Kingston Falls, moquant les habitudes des habitants à travers une parodie anarchique et explosive. C’est aussi l’arrivée de la famille Klopek et du réalisateur Lawrence Woosley (John Goodman) venue perturber le quotidien (trop) tranquille des résidents des Banlieusards (1989) et de Panic sur Florida Beach (1993). Ces intrusions sont aussi des représentations venant pointer du doigt l’image craquelée et vacillante de la société américaine. Le retour de l’ex petite amie dans Burying the Ex, ou celui des souvenirs traumatiques de The Hole relèvent du même principe déconstructeur.
Dante et Spielberg, d’authentiques faux-jumeaux
Loin de sentir floué par la sortie de Piranhas, Spielberg s’est dit impressionné par la mise en scène de Dante. Il semblait naturel qu’au cours de la décennie suivante, les deux hommes travaillent ensemble. L’admiration que Spielberg vouait au travail de Dante était réciproque. Parce que sur bien des points opposés, leurs tempéraments artistiques apparaissent comme complémentaires. L’imaginaire de Spielberg prend sa source dans le merveilleux des classiques de Walt Disney, celui de Dante dans la folie des courts métrages de Tex Avery. Leur participation au film à sketchs La Quatrième Dimension (1983) le prouve : là où Spielberg met en scène le retour à une enfance innocente et joyeuse, Dante la décrit de son côté comme perverse et aliénante.
Onirisme homogène d’un côté, cauchemar baroque aux perspectives expressionnistes de l’autre. Le second point de comparaison se trouve sans doute dans la perception qu’ont les deux réalisateurs du genre science-fictionnel. Pour Spielberg, le visiteur venu de l’espace incarne un absolu, une espèce de vérité essentielle (voir le final de Rencontres du troisième type), tandis que pour Dante, la rencontre avec l’extra-terrestre s’apparente plutôt à une déception. Alors que Ben (Ethan Hawke), le jeune héros de Explorers, croyait trouver dans les étoiles un remède à sa lassitude existentielle, la seule réponse qui lui sera fournie sera la vision d’un autre qui ne se révèlera être qu’une copie déformée de lui-même.
Pour Spielberg, le cinéma de Dante présente la possibilité de développer de façon indirect les écarts formels ponctuant ses plus grands films. Pour Dante, Spielberg incarne une caution commerciale, rapidement devenue nécessaire pour sa survie. Le meilleur exemple de ceci se trouve sans doute dans Gremlins. Co-producteur, Spielberg impose in-extremis Gizmo, le gentil mogwai recueilli par Billy (Zach Galligan), comme le nouveau héros du film. Rappelons qu’à l’origine, le scénario coécrit par Dante et Chris Colombus stipulait que Gizmo devait subir le même sort que ses congénères et se transformer en horrible gremlin. Cette modification scénaristique, bien qu’allégeant considérablement la charge critique portée par le film, fut, comme le reconnut Dante par la suite, hautement bénéfique. À revoir Gremlins aujourd’hui, cette greffe fonctionne à merveille. Aucune césure n’est apparente, et le nouveau destin de Gizmo semble même s’accorder à l’ambiguïté duelle préconisée par le cinéma de Dante.
Si Spielberg continua à participer à la production de certains films de Dante, il n’est pas impossible de penser que si sa présence avait été plus constante, la carrière du réalisateur aurait pris une tournure différente. Sa lutte acharnée contre les producteurs de Small Soldiers en 1998 marqua le début de sa difficile survivance à l’intérieur d’un système qui ne semblait plus pouvoir le comprendre. C’est pourquoi ses derniers films, The Hole et Burying the Ex, sont si précieux. Bien que parfois inégaux, et souffrant d’un manque de considération médiatique, ceux-ci sont le fruit d’un travail aussi libre que l’imagination qui les porte. Des raretés qu’on espère voir plus souvent sur les écrans.
Pour nos lecteurs qui souhaiteraient en savoir plus sur Joe Dante, on renverra à deux ouvrages fondamentaux. Sous la direction de Bill Krohn, Joe Dante et les Gremlins d’Hollywood, publié en 1999 aux éditions des Cahiers du cinéma, contient de nombreux entretiens avec le cinéaste. Joe Dante, l’art du je(u) de Frank Lafond apparaît quant à lui comme la monographie française consacrée au cinéaste. Publié en 2011 chez Rouge Profond, l’étude profite d’une superbe mise en page et d’analyses très fouillées.
Pour retrouver les dates et les horaires de la rétrospective Joe Dante, direction le site de la Cinémathèque française : http://www.cinematheque.fr/cycle/joe-dante-376.html
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