Mis à jour le 22 juillet, 2023
Jean Rochefort nous a quitté à l’âge de 87 ans, , lundi 9 octobre 2017. Difficile de résumer la carrière pléthorique de l’acteur. Au hasard, du meilleur au moins bon, Calmos, Un éléphant ça trompe énormément, Le mari de la coiffeuse, Ridicule, Angélique Marquise des anges… ou le Don Quichotte, un rôle pour lequel il était fait, mais qui restera un film inachevé de Terry Gilliam.
Nous l’avions rencontrés, et avions pu l’observer faire le singe -littéralement- auprès des photographes au festival du film britannique de Dinard. Jean Rochefort avait une dérision, une élégance, c’était une voix, une moustache, un caractère british, un capital sympathie incroyable malgré, selon lui, une filmographie sans chefs-d’œuvres.
Retour sur le portrait qu’avait fait Libération Next :
Tout vient d’Alceste. Au début des années 70, un comédien quadragénaire à la voix grave et à la silhouette amidonnée doit jouer le Misanthrope pour la télé. Mais voilà, son postiche n’arrête pas de tomber. Alors, sur les conseils d’une grande actrice, il se laisse pousser une vraie moustache. «Ça a complètement détruit la verticalité de mon visage. Je me sens mieux. Avant, j’avais l’air d’un traître.» Le voilà transformé : de faux derche, il devient l’incarnation des hommes de petit pouvoir et des bureaux à porte vitrée. Un archétype de gentleman à la française est né : un corps oblong, pudique et seigneurial, un regard qui semble faire la révérence, un look à l’imparfait du subjonctif, un mélange de culture classique et de saillies décalées. Après soixante ans de carrière entre scènes et écrans divers, Jean Rochefort, le chevalier à la triste figure du cinéma français, est mort lundi, à 87 ans.
Peut-on être un génie comique en dépit d’une filmographie sans chef-d’œuvre ? Le capital sympathie engendré par l’homme dépasse la stature des rôles confiés à l’acteur. Rochefort est une figure de comédien davantage aimé pour lui-même que pour sa production artistique. Client rêvé de médias se délectant de cette distinction, si surannée à l’ère du tout-cool, ce grand duc de la comédie française pompidolienne n’a de loin pas choisi que des projets de son envergure. Ah si. Un. Celui qu’il vivait comme l’acmé en même temps que le condensé de la vis comica Rochefort : le Don Quichotte de Terry Gilliam, adapté de l’œuvre de Cervantes, ne se sera finalement jamais fait avec lui. Reste tout au plus son fantôme.
«Des grands mous glandeurs»
Né en 1930, élevé à Vichy puis scolarisé à Rouen, Rochefort a été formé au théâtre. «Je me souviens encore de ce jour où j’ai annoncé à mon père que j’arrêtais mes études pour devenir acteur à Paris. Il m’a répondu en continuant à manger son entrecôte-haricots verts : « La guerre arrangera tout »», expliquait-il au JDD. La guerre, malheureusement, n’a rien arrangé : non seulement Rochefort fera le Conservatoire, mais la guerre le marquera durablement. L’ado est témoin à la Libération de scènes atroces : «L’épuration, où j’ai vu des choses qui m’ont choqué pour la vie. D’où une haine de l’adulte. Nous sommes tous capables de devenir bourreaux, je l’ai vu. J’ai été avide de comprendre : c’est pour cela que j’ai lu Primo Levi et Hannah Arendt – difficilement, je dois l’avouer», confiait-il à Libération.
Au Conservatoire, Rochefort fait partie de la fameuse «bande de l’escalier», qui compte en ses trublions Jean-Paul Belmondo, Bruno Cremer, Claude Rich, Jean-Pierre Marielle, Annie Girardot… Ils chahutent sur le boulevard Saint Germain, déjeunent à la cantine des petits rats de l’Opéra. «A cette époque, la plupart des acteurs étaient en costume trois-pièces. Et là, soudain, je rencontrais des voyous. De grands mous glandeurs. Je me suis reconnu : voilà mes copains.» Le comédien ne jure que par les planches et la restitution des grands textes. Le cinéma ne l’intéresse pas, sauf à y voir une source de revenus : «On en est tombé amoureux petit à petit, mais au début c’était un gagne-pain.»
La télévision, pour cette génération, est surtout synonyme de progrès. Aussi bizarre que cela puisse paraître, Rochefort pense qu’elle rapprochera les individus. Tout le monde va enfin se connaître et s’aimer. Fini les guerres, fini l’horreur. Cinquante ans plus tard, désabusé par la victoire de la télé commerciale, Rochefort insulte Mimie Mathy, accusée «d’assassiner» les Français avec Joséphine Ange gardien. Au cours de cette lente désillusion, si Rochefort s’est lancé dans la carrière avec l’idée que la télé allait changer le monde, lui n’aura qu’occasionnellement cachetonné pour elle. Participations à La caméra explore le temps dans les années 50. Présentation de Winnie l’ourson pour FR3 dans les années 80. Plus récemment, showman aux Boloss des belles lettres sur France 5, où sa voix amoureuse de l’effet étrillait les grandes œuvres de la littérature : «Y a Cyrano qui lâche des lyrics verdoyantes à distance pour Roxanne, et Christiano qui joue shotgun + frag au contact. Bref, il lui chatouille la fermeture Eclair.» Voilà pour la scène du balcon de Cyrano. «J’aime l’incongruité, confessait Rochefort dans Paris Match. C’est ma marque de fabrique. Les surréalistes m’ont impressionné au moins autant que les Marx Brothers. J’ai en moi quelque chose de rural, à la Jean Rouch.» De quoi susciter chez les plus jeunes une «street cred» que ce récipiendaire du mérite agricole a patiemment acquise sur le grand écran.
On a beau gratter les programmes des théâtres, le cinéma, où Rochefort a joué plus de 110 rôles, est son médium. En éprouve-t-il une contrariété ? «A deux ou trois reprises, j’ai éprouvé du plaisir en tant qu’interprète. Mais j’ai connu tellement de moments abominables. Parce que j’acceptais tout. J’ai même dû partir en Italie tourner n’importe quoi», racontait-il au JDD. Dans les années 60-70, les copros franco-italiennes permettent à Belmondo de consolider son statut de star. Pour Rochefort, c’est plutôt les dérouillées reçues de la part de Lee Van Cleef. Le comédien traverse, des deux côtés des Alpes, ces films cheap avec un chic distancié, caractéristique de son personnage, qui font oublier la pauvreté des œuvres jalonnant un parcours mené à l’écart de la Nouvelle Vague et des grands metteurs en scène étrangers.
Oxford-Chivas et Nashville-Jack Daniel’s
«Tous mes films ne sont pas des chefs-d’œuvre. Je me suis trompé quelquefois, mais toujours avec conviction. Je n’ai jamais ménagé mes enthousiasmes… fussent-ils suicidaires», expliquait-il, lucide, dans Paris Match. Pas de plan de carrière, mais la primauté du principe de réalité. «Quand je tournais Angélique, marquise des anges avec Michèle Mercier dans la journée, je jouais Harold Pinter le soir avec Delphine Seyrig. Donc… Les enfants et les chevaux, faut que ça mange. Sans compter ma vie sexuelle et affective, pleine de heurts.»
Rochefort est un intranquille : tantôt celui qui a eu une courte liaison avec Barbara («extraordinairement désespérée») se plaint d’un parcours douloureux avec les femmes, tantôt il se décrit en séducteur amoureux de l’amour («à partir du milieu des années 70, ça a commencé à devenir réjouissant»)…
Rochefort a cinq enfants. Deux avec Alexandra Moscwa : «Je me suis marié une première fois à Varsovie pour arracher une fille de ministre au communisme. Je me suis pris pour Don Quichotte», expliquait-il en 2015 à la Nouvelle République. Un avec Nicole Garcia – elle pensait les chevaux carnivores, il s’en est séparé. Et deux avec sa dernière épouse, Françoise Vidal, architecte et cavalière, rencontrée alors qu’elle faisait un concours complet. «Les femmes ont toujours voulu faire plein d’enfants avec moi. Que voulez-vous, elles me trouvaient rassurant.» De ses enfants, il dit : «J’offre à mes grands la liberté, je ne les entretiens pas.» Les enfants s’appellent Marie, Julien, Pierre, Louise, Clémence.
Il sera plus romanesque dans le choix des noms de ses chevaux : Oxford-Chivas ou Nashville-Jack Daniel’s. Rochefort ne détestait pas le whisky. Une passion menée si possible en solitaire, dignement mais salement : «J’aimais me retrouver avec moi-même, tranquille, dans une jolie médiocrité. Je savais m’arrêter, mais après un quota sérieux. Il ne s’agissait pas d’un alcoolisme de camaraderie, plutôt d’une solitude agréable accompagnée de trois paquets de cigarettes par jour…» Quant à sa passion du cheval, il la découvre sur le tournage de Cartouche (1962) de Philippe de Broca, sans lequel il n’aurait jamais monté.
(Sur le tournage du Don Quichotte avorté de Terry Gilliam, en 2000. Photo Coll. Christophel. Quixote Films. Low Key Productions)
«Acteur zoologique»
Plus tard, son royaume des Yvelines, à Rambouillet, comptera près de 35 cracks de jumping qu’il faisait monter par Jean-Maurice Bonneau, l’actuel entraîneur de l’équipe de France. Il se dépensera pour la Fédération française d’équitation, entretiendra une amitié solide avec les plus grands champions, militera pour faire de chaque concours un «spectacle en musique». Et suscitera l’hystérie collective avec sa performance de commentateur des épreuves équestres des Jeux olympiques d’Athènes en 2004 pour France 2. Entre deux emportements grossiers toujours réfrénés d’un «Oh… pardonnez-moi, chers téléspectateurs», il prononçait des phrases comme «Un bon cavalier est quelqu’un qui sait rester un homme en devenant un cheval». Son attachement à l’animal excédait le divertissement ludique. Rochefort contenait souvent son émotion en parlant, soudain grave, de la solidarité des mammifères, du cousinage des espèces. Il a sacrifié aux chevaux quelques films.
Les deux activités – équitation et actorat – sont, sans surprise, intimement liées. Rochefort était tout à fait conscient de ce que la singularité de son maintien corporel devait à sa pratique du cheval. «Tenez votre cheval, monsieur Rochefort», lui disait son professeur d’art dramatique. «Le cheval apprend à faire moins pour obtenir plus, affirmait Rochefort. Il apporte aussi une certaine onctuosité dans les rapports.» On n’a pas meilleure définition de son jeu d’acteur. Lui en a une autre, à laquelle on n’aurait pas spontanément pensé : «Je suis un acteur zoologique», aimait-il déclarer. Une bête de scène toujours encline, si la journée avait été bonne, à imiter le caméléon, la taupe ou le chimpanzé devant les yeux charmés des journalistes.
Il faut toutefois attendre une dizaine d’années après Cartouche pour que de sa filmographie houleuse émergent certaines îles où Rochefort règne en pleine lumière. C’est le Crabe-tambour, de Pierre Schoendoerffer, rôle tragique où, sans sa béquille «sceptico-ricaneuse», le moustachu donne le change dans un long récital bruineux – un césar de meilleur acteur, de quoi faire oublier celui de meilleur second rôle reçu pour Que la fête commence de Tavernier. C’est aussi une collaboration avec Patrice Leconte, démarrée avec Coluche pour Les vécés étaient fermés de l’intérieur, adaptation nanard de Gotlib, qui aboutira à Tandem, le Mari de la coiffeuse, Ridicule… Le personnage y est moins comique qu’original, inclassable Flandrin aux tréfonds dramatiques.
Et puis il y a Yves Robert. 1976 : Rochefort, Bedos, Lanoux, Brasseur. Quatre acteurs confirmés, sans toutefois être des stars à l’époque, propulsés illico en mousquetaires de la gaudriole bon teint. «C’est l’histoire très agitée des démêlés de certains hommes avec certaines femmes qui ne sont pas nécessairement les leurs», disait la bande-annonce d’Un éléphant, ça trompe énormément. Dit comme ça, ce n’est pas grand-chose. Pourtant, cette comédie romantique masculine, avec velours côtelé et bérets en cuir qu’on ne portera plus, paraît à jamais inoxydable. Jean-Loup Dabadie écrit les dialogues à l’oreille. Du sur-mesure. Personnage central mais silencieux, Rochefort est Etienne Dorsey, contrepoint bureaucratique à la beauferie désarmante de Bouly (Victor Lanoux). Le film et sa suite, Nous irons tous au paradis, ont entraîné une descendance pléthorique de buddy movies français qui n’ont jamais tenu la comparaison. On y entend des répliques comme : «Son stoïcisme badin forçait notre respect. Il faisait beaucoup plus que son âge ; il avait ses raisons.» Surtout, comme dans Courage, fuyons (1979, Robert-Dabadie) dont il partage l’affiche avec Catherine Deneuve, s’impose ici le génie héroï-comique d’un acteur dont l’excès de zèle ou de gravité joue toujours en déphasage avec les situations. Rochefort règne en maître sur ce royaume, lui qui aime «le merveilleux inconfort des rôles baroques».
Hernie discale et dépressions
L’acteur voyait dans l’Horloger de Saint-Paul (Tavernier, 1974) l’un des grands tournants de sa carrière. Mais c’est surtout par un échec qu’il se distingue lors des quarante dernières années : celui donc de Don Quichotte, l’adaptation de Cervantes par Terry Gilliam avec Rochefort et Johnny Depp, superproduction picaresque stoppée en plein tournage à cause de… la double hernie discale de Jean Rochefort. «C’est mon grand regret. Mais aujourd’hui, je pense que Terry Gilliam aurait fait un mauvais film. Il nous emmerdait beaucoup avec ses histoires de pantins qu’il voulait inclure à l’histoire. Je lui avais écrit en lui demandant de « bergmaniser » le propos. Il l’a mal pris.» Bergman ou pas, l’affaire tourne au cataclysme financier et ne le laisse pas indemne. On peut aussi penser que son meilleur film n’existe pas. Rochefort se sent coupable. Il refusera plus tard de voir le documentaire consacré au désastre du tournage avorté du film. Il a gagné un ami, Johnny Depp («Il a exigé pour moi la même caravane que la sienne, venue expressément de Londres. Un rapport filial s’est créé»), et un sauveur : l’assistant australien qui l’a forcé à descendre de cheval pendant le tournage et l’a sauvé de la paralysie, voire de la mort.
A Rambouillet, l’homme de droite modéré et volontiers cynique enchaîne les dépressions nerveuses : cinq en dix ans, couché de sept à huit mois pour chacune. Il lit Céline, relit vingt fois D’un château l’autre. «La seule joie de mes journées, c’était quand j’avais trouvé l’endroit pour me tuer.» Des amis comme Marielle l’en dissuadent. Les médecins, devant son apathie, lui conseillent de déserter campagne et haras pour retrouver le dynamisme de la ville. Il retourne alors à Paris. Mais ne s’y sent pas vraiment heureux.
Rochefort reprend des sketchs de Fernand Raynaud à la Comédie des Champs-Elysées en 2004, publie un premier livre à 83 ans, Ce genre de choses : «Un des charmes de l’écriture, c’est qu’on est assis : je suis à l’âge où la position m’intéresse de plus en plus.» Il a cette formule assez «Marie-Antoinette» au sujet du mariage pour tous : «Oh, s’ils sont contents… Et puis il n’y a pas de raison qu’ils ne souffrent pas comme nous !» Puis annonce la fin de sa carrière à la sortie de l’Artiste et son modèle (Fernando Trueba, 2012). Ce sera finalement trois ans plus tard, avec Floride (Philippe Le Guay), où ce pro-euthanasie joue un vieillard atteint de la maladie d’Alzheimer. Il déclarait à la sortie du film : «Nous vivons trop longtemps. C’est effrayant.»
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