Dans la salle de bowling, des dizaines de pistes s’accolent prêtes à accueillir les trajectoires incertaines de balles lancées à leur encontre. Le lieu s’apparente à un espace régit par des dynamiques combinatoires car toutes mues par le même objectif : renverser des quilles. Simple, non ? Aussi simple que le désir de récupérer son tapis. Pour incongrue qu’elle apparaisse, cette comparaison doit être rapportée à son contexte d’origine : un scénario des frères Coen. La ressortie en salles la semaine dernière de The Big Lebowski (1998) est là pour nous rappeler la valeur des talents conjugués de ce tandem insolite.
Film (noir)
« Post-moderne », « néo-classique », pour qualifier le cinéma des Coen, les étiquettes ne manquent pas. Conformes à une certaine tendance du cinéma américain des années quatre-vingt-dix, les deux frères font de la citation un moyen d’émettre un discours sur l’histoire de leur médium. Mais là où un Quentin Tarantino fait de l’allusion un procédé encyclopédique et ludique, les Coen s’approprient la structure d’un genre pour mieux se détourner de ses codes et de ses motifs. Soit ici le film noir dont The Big Lebowski s’amuse à subvertir les archétypes. Pas de détective mais un gentil looser (Jeff Bridges), le Lebwoski du titre, surnommé « The Dude », perdu comme il se doit dans une enquête qu’il n’a jamais engagé ; une femme fatale en pleine crise de maternité (Julianne Moore) ; des kidnappeurs amateurs de philosophie et de musique électronique.
Outre l’effet comique ainsi obtenu, le décalage permet aux Coen de réfléchir les mécanismes de production génériques. Ainsi doit se comprendre le dialogue entretenu par l’étrange cow-boy et Lebowski. Pour incarner et véhiculer un « type » (appelé à devenir un « stéréotype ») il faut apparaitre au bon endroit (Los Angeles) et au bon moment (le début des années quatre-vingt-dix), appartenir à un espace-temps à même d’accueillir un héros non moins singulier. Aussi, le « Dude » n’est pas la énième version d’un Marlowe désabusé, il est le « Dude » et c’est déjà beaucoup, tout comme le film des Coen n’est pas seulement une intelligente variation autour des canevas narratifs du film noir type Le grand sommeil (The Big Sleep, Howard Hawks, 1946), il est un film dont l’intérêt tient à son originalité de ton et de forme, ce qui en fait une œuvre unique.
« Votre révolution est finie »
Voilà ce qu’assène le milliardaire commanditaire à notre héros venu lui réclamer des dommages et intérêts pour le vol de son tapis. La-dite révolution est celles des années soixante et soixante-dix, décennies à l’intérieur desquelles les personnages du film semblent être restés coincés à jamais. Le « Dude » s’enorgueillit d’avoir mené les premières manifestations contre la guerre du Vietnam, tandis que Walter (John Goodman), son meilleur ami, invoque sans celle le conflit vietnamien afin de justifier son comportement impulsif. C’est bien ici aussi que s’origine le cinéma des Coen, dans ce Nouvel Hollywood qui avait su faire des codes du classicisme la matière d’une hybridation narrative et formelle avec les innovations du cinéma européen des années soixante. Aussi, The Big Lebowski s’apparente au Privé (The Long Goodbye, 1973) de Robert Altman : même héros lunatique, même intérêt plastique sinon topographique pour la ville de Los Angeles, même goût pour les récits décousus.
Sans nostalgie mais avec conscience et lucidité, le cinéma des Coen ravive les braises de la décennie passée et affirme que la révolution du « Dude » n’est pas terminée. Seulement celle-ci, comme la boule de bowling lancée sur la piste, doit bifurquer, changer de trajectoire, peut-être s’adapter – l’Irak à la place du Vietnam – et attendre un seul évènement, aussi anecdotique soit-il (la disparition d’un tapis par exemple), pour se réveiller et renverser les quilles.