Un frère et une sœur à l’orée de la cinquantaine… Alice est actrice, Louis fut professeur et poète. Alice hait son frère depuis plus de vingt ans. Ils ne se sont pas vus depuis tout ce temps – quand Louis croisait la sœur par hasard dans la rue, celle-ci ne le saluait pas et fuyait… Le frère et la sœur vont être amenés à se revoir lors du décès de leurs parents.
Arnaud Desplechin revient, après deux essais: Roubaix, une lumière que nous avions beaucoup apprécié, et Tromperie, qui nous avait davantage divisé, à son cinéma originel, celui qui l’avait érigé en tête de pont du jeune cinéma français des années 90, un cinéma où psychologie et psychatrie font bon ménage, où les jeunes, victimes d’une époque désenchantée, alternent entre liberté, désir de vivre, et omniprésence de la mort, où les bons mots tiennent une place importante, un cinéma romancé, en Je, où l’intime s’invite dans chaque confidence, dans chaque pensée, dans une lignée qu’avait commencé à tracer François Truffaut, mais en brouillant davantage les pistes.
Si avec Tromperie, Desplechin a réalisé un projet auquel il tenait de longue date, celui de mettre à l’écran un roman d’un écrivain (Philippe Roth) qu’il admire et qui l’a souvent accompagné (y compris dans son second long métrage Comment je me suis disputé, ma vie sexuelle …), il nous semble qu’il en est de même avec Frère et Soeur, qu’il avait envie de poursuivre une réflexion entamée dans son moyen métrage, La vie des morts, co-écrit avec Pascale Ferran. Il revient sur une thématique qui traverse l’œuvre – et la pensée – de Desplechin, la famille dysfonctionnelle, et plus largement la nature particulière du sentiment obligé, qui, parfois, se retourne: la relation de l’amour à la haine. Il l’interroge également à l’aune des événements, ici le deuil commun (comme La Vie des morts interrogeait la réaction plurielle possible face au deuil, avec un sens de l’observation pointu, et un point de vu déroutant, comme un Conte de Noel interrogeait l’hypocrisie des réunions familiales où le jeu des apparences – autre constante dans le cinéma de Desplechin – livre tout son cynisme). Cette nature double et réversible du sentiment, Desplechin l’a lui même vécu dans son entourage, familial, mais aussi lorsqu’il s’est déchiré avec Marianne Denicourt, après des années de vie commune. Il puise donc dans une matière théorique et vivante tout à la fois.
Avec Frère et Soeur, Desplechin vise une narration renouvelée, il déploie son récit par chapitres entremélés, développant plusieurs portraits parallèles, produisant un effet ambivalent. D’une part, le procédé semble développer l’idée d’une simultanéité d’actions, dans un effet miroir entre Louis et sa Soeur Alice, qui ne s’aiment plus, d’autre part, il semble placer les choses sous un angle très extérieur, celui d’un observateur (Desplechin lui même) qui nous donne à voir des échantillons de vie confrontés l’un à l’autre.
Ainsi la première partie du film nous apparaît particulièrement fragmentée, et peine à développer les fondements psychologiques/psychiatriques responsables du dysfonctionnement familial, objet manifeste de « l’étude » à laquelle nous invite le cinéaste. En alternant entre tons doux et durs, les fragments interrogent parfois parce qu’ils semblent sortis de nul part, d’autres fois, en ceci, qu’étonnamment, ils ravivent l’intérêt du spectateur, plutôt laissé de côté, face à des personnages très autocentrés, aux egos semblables, orgueilleux et campés sur leurs positions.
Le liant arrive plus tardivement, dans une seconde partie où enfin les différentes strates de l’histoire semblent former un tout, avec une certaine cohérence – là où la première partie vise au contraire à mettre en lumière des comportements qui peuvent sembler, à beaucoup, très étrangers car obéissant à des mécanismes de répulsion, de concurrence et de jalousie, de jeux de victimisations, de culpabilisation de l’autre, de manière plus inconsciente que calculée d’ailleurs. Lorsqu’enfin les egos se mettent un peu de côté pour proposer une vision plus collective, psychologiquement plus « limpide », laissant tomber les démons, par trop oscultés, dans la première partie, il nous semble que Desplechin s’autorise à excuser ses personnages, et de la sorte, à nous les rendre plus sympathiques.
Mais la conclusion déroute de nouveau, la réconciliation entre le frère et la soeur, donne lieu à une nouvelle fuite égoïste de cette dernière, qui plus est, dans un geste très caricatural – Frère et Soeur souffre de quelques clichés grand-bourgeois dont Desplechin use (l’écrivain qui s’adonne à l’opium avec son psychiatre, la réussite professionnelle qui coule de source pour la soeur comme pour le frère, la pitié accordée, par culpabilité, par l’actrice à une fan, qu’elle aura d’abord négligée, qui va ensuite lui servir de psychologue de fortune).
Pour incarner le frère et la soeur, Desplechin s’appuie sur un duo nouveau pour lui, Marion Cotillard, avec laquelle il tourne pour la troisième fois (il l’avait pour ainsi dire fait découvrir dans La Vie des Morts, on la retrouve ensuite en premier rôle dans le plutôt manqué Les fantômes d’Ismael) et Melvil Poupaud, qu’il avait déjà employé dans un Conte de Noel, dans le rôle du gentil frère.
Marion Cotillard s’en sort très honorablement, et paraît dans l’ensemble crédible dans ce rôle d’Alice, une actrice qui s’est un peu oubliée. Melvil Poupaud, de son côté, semble un peu perdu par Louis, ce personnage qui alterne le chaud et le froid. De son aveu, Melvil Poupaud précise que le rôle lui a demandé beaucoup d’investissement, notamment parce qu’il lui semblait un miroir de Desplechin. Les différentes couleurs de la relation qui lie Alice et Louis, ou les a lié, passent par les gestes, les confidences, et les mots. Une fois n’est pas coutume chez Desplechin, le littéraire nuit plus au récit qu’il ne le sert, on pense notamment à quelques dialogues entre les deux protagonistes qui semblent faux, dans leur intensité, vis à vis de la situation dramatique qui se joue.
Aux côtés des personnages d’Alice et Louis, Desplechin imagine des personnages secondaires, la femme de Louis plutôt passive (Golshifeth Farahani), le psychiatre de Louis (Patrick Timsit), une fan d’Alice (Cosmina Stratan, connue pour Au-delà des collines de Mungiu), l’ancien ami de Louis devenu mari d’Alice ou encore le frère cadet (Benjamin Siksou). Tous ces personnages sont spectateurs passifs de la relation théâtrale (ou romanesque selon le côté duquel on se place) entre Alice et Louis.
Frère et Soeur nous a, dans l’ensemble, paru souffrir d’un manque de vitalité, d’urgence, lui conférant une certaine distance, une froideur, et au final, une note plutôt pessimiste qui nous aura empêché de nous enthousiasmer comme nous pouvions le faire dans Comment je me suis disputé … Ma vie sexuelle, Rois et Reine ou Un Conte de Noel, qui se présentait à nous sous un angle plus instinctif, moins théorisé, et de fait, plus naturel.