Pendant longtemps, le nom d’Harvey Weinstein fut indissociable de celui de son frère cadet, Robert. Pourtant c’est bien seul que le célèbre producteur américain apparaît aujourd’hui en première page des journaux du monde entier. Accusé d’harcèlement et d’agression sexuelle par un nombre sans cesse grandissant de personnalités du cinéma (et dont nous avions déjà parlé ici), Harvey Weinstein a dû quitter sa société de production et vient d’être radié de la Producers Guild of America. Bien heureusement, les activités du dernier nabab semblent être définitivement terminées. Mais au fait, qui est Harvey Weinstein ? Le Mag Cinéma vous répond.
L’histoire des Weinstein commence dans une salle de cinéma. Interpellés par le titre anglais des 400 coups (The 400 Blows), les deux frères assistent avec une bande de copains à la projection de ce qu’ils croient être un film érotique. Rapidement, les adolescents déchantent, sauf Harvey et Robert qui restent fixés sur leurs sièges, fascinés par la liberté du cinéma de Truffaut. Voilà pour la légende. Bien qu’en partie inventée, celle-ci a le mérite de souligner la première influence de la patte Weinstein.
En 1979, Harvey et Robert fondent Miramax (contraction des prénoms de leurs parents : Miriam et Max). À l’origine, la société new-yorkaise se spécialise dans la distribution de films refusés par les studios hollywoodiens. En 1982, The Secret Policeman’s Other Ball leur ouvre les voies du succès. Le film se présente comme le montage de deux spectacles caritatifs orchestrés par l’humoriste britannique Martin Lewis. Voyant leur notoriété grimper en flèche, les Weinstein décident de jouxter à leurs activités de distributeurs celles de producteurs. Difficile pourtant de s’imposer dans le milieu et Harvey et Robert comprennent rapidement que pour réussir il leur faudra parvenir à sortir du lot. C’est grâce au cinéma indépendant que Miramax va pouvoir jouer dans la cour des grands. À la fin des années quatre-vingt, l’industrie cinématographique américaine est contaminée par la mode des suites et des franchises. Risquer peu pour gagner beaucoup, la formule a déjà fait ses preuves. Dans cet univers lisse et monotone, Miramax décide de jouer la carte de l’originalité.
En 1989, la sortie de Sexe, Mensonges et Vidéo ne semble pouvoir prétendre au succès. Mis en scène par Steven Soderbergh qui n’est encore qu’un jeune réalisateur inconnu, le film repose sur un rythme lent et une atmosphère intimiste parfois proche de l’asphyxie. Beaucoup de dialogues, peu d’action, le métrage semble réservé aux seuls cercles de cinéphiles. C’était sans compter le Festival de Cannes qui offre au film une promotion inespérée : la Palme d’or faisant de Soderbergh le premier réalisateur à obtenir cette distinction pour un premier long métrage. Dès lors Miramax obtient un rayonnement international et continue sa percée. Suivant la méthode promulguée par Roger Corman et New World Pictures dans les années soixante-dix, Miramax s’entoure de jeunes acteurs et réalisateurs de talent. Au tableau de chasse des Weinstein, on trouve ainsi Quentin Tarantino, Gus Van Sant, Anthony Minghella (dont Le Patient anglais vaut au studio son premier oscar en 1996), Harvey Keitel, Edward Norton, ou encore Matt Damon. Mais la comparaison avec le studio de Corman s’arrête là. Car si ce dernier imposait à ses jeunes recrues des limites budgétaires draconiennes (forçant de fait leur créativité), les Weinstein leur offre au contraire un crédit quasiment illimité. Racheté par les studios Disney en 1993, Miramax a le bras long et poussa sa société-mère à promouvoir la singularité d’œuvres intelligentes et populaires.
Ainsi de Shakespeare in Love de John Madden, histoire d’amour interprétée dans de grandioses décors élisabéthains, des Joueurs de John Dahl sur le milieu des tripots clandestins qui profite grandement du charisme offert par le tandem Damon–Norton, ou encore du Talentueux Mr. Ripley d’Anthony Minghella, adaptation du célèbre roman de Patricia Highsmith, qui, croyons-nous, vaut largement la version signée par René Clément en 1960. En outre, Miramax prouva que le cinéma indépendant pouvait être rentable (ou tout du moins source d’un certain prestige) et convainquit de nombreuses majors de se pourvoir d’un département spécialisé dans ce domaine (ainsi de Fox Searchlight Pictures créé en 1994).
À côté de ces œuvres d’auteur, les Weinstein produisent à satiété des films de genre par le biais de leur filiale Dimension Films. Parmi eux, de nombreux succès et quelques expériences singulières (Une nuit en enfer de Robert Rodriguez ; Scream de Wes Craven ; le diptyque Grindhouse co-réalisé par Quentin Tarantino et Robert Rodriguez).
En 2005, Harvey et Robert quittent Disney et Miramax pour fonder The Weinstein Company. Leur approche demeure inchangée, et les films Weinstein restent synonymes d’exigence et d’efficacité. On trouve ainsi dans le catalogue de la nouvelle société Madame Henderson présente de Stephen Frears, Vicky Cristina Barcelona de Woody Allen, Le Discours d’un roi de Tom Hooper, My Week with Marilyn de Simon Curtis, ou plus récemment encore Les Huit salopards de Quentin Tarantino.
À bien des égards donc, les frères Weinstein réussirent à opérer une petite révolution au sein de l’industrie cinématographique américaine. Il faut cependant nuancer l’apparente liberté dont semblaient jouir les réalisateurs placés sous leur férule. Car si Harvey et Robert ont toujours soutenu le cinéma indépendant, leurs personnalités les rapprocheraient plutôt des moguls du classicisme hollywoodien. Grossiers et peu enclins aux compromis, les deux hommes règnent en maître sur la table de montage, et n’hésitent pas à amputer les films de longues minutes de métrage (voir les exemples du Little Buddha de Bernardo Bertolucci et de Gangs of New York de Martin Scorsese qui connut une réduction de près d’une heure), un aspect qui valut même à Harvey le sobriquet de « Harvey Scissorhands » (« Harvey aux mains d’argent »).
Bien que les deux frères aient toujours prôné le caractère collaboratif de leur travail au sein de Miramax, la réalité est plus ambigüe. Comme l’a bien résumé Neil Jordan, réalisateur de The Crying Game, produit par les Weinstein : » On se doute que les Weinstein vont essayer de vous soutirer jusqu’à votre dernier centime (…). Comme dans la fable de la grenouille et du scorpion. Le problème, c’est que les cinéastes indépendants n’ont nulle part où aller à part chez eux (…). D’un autre côté, les Weinstein ont fait un travail formidable, et cela ne me dérangerait pas de collaborer de nouveau avec eux » (cité in. Peter Biskind, Sexe, mensonge et Hollywood, Le cherche midi, Paris, 2012).
En définitive, l’attitude de Harvey et Robert n’est pas sans rappeler celle de Jack Warner, Samuel Goldwyn, Harry Cohn, ou Darryl Zanuck. La fin du règne d’Harvey Weinstein est donc peut -être aussi celle d’un type de producteurs autocratiques mais néanmoins concernés, conciliant au sens des affaires une certaine habilité artistique.